BELPHEGOR ou LA FRANCE A PEUR - RENÉ FALLET par TH. MORALES

En 1965, l’ORTF avait les moyens de vous faire regarder la télé. Sans user de la force. Dix millions de Français guidés par le Général en personne sont assis devant leur poste. Ils sont dans un état d’excitation permanent à l’heure des flageolets, depuis le samedi 6 mars. La population regarde alors dans une même direction, celle du romanesque et de l’étrange. Belphégor ou le Fantôme du Louvre vaut tous les référendums d’initiative citoyenne. Ce feuilleton en quatre épisodes (noir et blanc) de 70 minutes chacun, réalisé par Claude Barma, hypnotise le pays tout entier. On parle plus de la salle des Dieux barbares au bistrot, au boulot, dans le métro ou sous les préaux que de la minijupe de Courrèges. Un plébiscite qui en dit déjà long sur les aspirations profondes d’une nation prospère qui trouve dans le merveilleux et l’occultisme, un moyen d’échapper à l’expansion économique.

Quand la télé réenchantait les foyers

En ce temps-là, les hommes de télé savaient réenchanter les foyers et détourner l’attention des sujets qui fâchent. Une seule question hante les dîners en ville : Qui se cache derrière le masque de Belphégor ? Dans cette série désormais culte avec Juliette Gréco en vedette de la rive Gauche, se dégage une tension dramatique qui pourrait aujourd’hui inspirer les politiciens en manque d’imagination et de baraka. Le storytelling puise ses fondements dans le roman populaire saucissonné en tranches dans les colonnes de son journal du matin.

 Je défie quiconque de résister à l’ambiance grise des premières images. Yves Rénier, dans un costume-cravate de communiant, il n’est pas encore commissaire de police, se promène dans les allées du marché aux puces. Une voix-off débite à la Prévert un catalogue de faits surréalistes sans rapport les uns avec les autres. Déjà, le téléspectateur est ailleurs. Il n’est pas tenu par une laisse idéologique qui lui dit quoi penser ou acheter. Son esprit divague et une accoutumance délicieuse naît. Et puis, il y a des apparitions qui dopent l’audimat. Christine Delaroche et ses longs cheveux noirs, Christine et ses jambes fines, Christine et son air mutin, Christine désirable et inaccessible. Avant d’avoir les honneurs de la lucarne magique, Belphégor fut surtout un feuilleton célèbre paru dans Le Petit Parisien entre le 28 janvier et le 28 mars 1927 sous la plume féconde du breton Arthur  

 RENÉ FALLET

Qui lit aujourd’hui l’œuvre de René Fallet disparu il y a tout juste trente ans, le Rimbaud de Villeneuve-Saint-Georges, le Joachim du Bellay de Jaligny-sur-Besbre ? Quelques vieux réacs perfusés au beaujolais, nostalgiques du temps des copains, de la pêche à la ligne, des boules, du zinc lustré et des cycles Sirius, situés 14&16 rue Duret, Paris. Derrière cette mythologie bistrotière d’après-guerre, tellement salutaire à une époque où la littérature autofictionnelle a envahi les esprits, Fallet s’inscrit d’abord dans une tradition française : celle de la littérature à hauteur d’homme.
Il a mis sa plume dans les pas de Villon, Carco, Rabelais, Céline ou Léautaud. C’est-à-dire au service d’une belle langue à la musique plébéienne qui frétille comme une truite sauvage dans le lit de l’Allier. L’apparente gaudriole de ses plus grands succès (Le Triporteur, Les vieux de la vieille, Un idiot à Paris, La soupe aux choux, ou Le Beaujolais nouveau est arrivé) ne doit jamais masquer un profond désenchantement qui est sa véritable source intérieure. Ce qui n’empêche pas l’œuvre de Fallet d’être à la fois acide, corrosive, jouissive, partageuse et infiniment drôle. Sous ses épaisses lunettes et sa moustache à la Clémenceau, ce fils de cheminot cache une sensibilité à fleur de peau, une méfiance pour les grandes phrases et les illustres personnes qui les prononcent.
Il éprouve, définitivement, une aversion pour l’ordre, la fraternité obligatoire, la flicaille et toutes les polices de la pensée. Invité un jour à Radioscopie, il fit cette confidence à Chancel : « Je suis anarchiste tendance essuie-glace, de gauche à droite ». Même son chat « siamois bourbonnais » portait le nom prédestiné de Bonnot. Ses coups de griffe contre les cuistres, Fallet les donna entre 1952 et 1956 dans sa chronique littéraire régulière du Canard Enchaîné. Anar, Fallet l’était quand il s’agissait de taper sec sur les militaires, les curés ou les académiciens. Les coups pleuvaient sans les sommations d’usage. Voyez plutôt la férocité : « J’ai tâté de l’académicien. C’est dur et vaguement moisi. Un boucher se le ferait jeter à la face » à propos de Claude Farrère ou cette ironie saignante à l’adresse du Maréchal Juin : « Non, messieurs les calomniateurs, Juin sait écrire et le prouve. Voyez par exemple, ce passage, parfaitement digne d’une rédaction de certificat d’études ».
Nos modernes censeurs, déguisés en rebelles,  pourraient en prendre de la graine. La provocation, l’irrévérence, la brutalité sémantique ne s’apprennent pas dans les salons ou les cocktails. Tous les écrivains ou pamphlétaires en herbe n’ont pas eu la chance d’avoir un père communiste, de ne posséder pour seul et unique diplôme que le certif’ et d’avoir eu dix-sept ans en 1944.Bernède (1871-1937), chantre du cinéroman.

« C’est quand même dans les poètes qu’on apprend à écrire » aimait-il à dire. Il partageait le goût frénétique des livres avec Brassens, l’ami qui lui fit découvrir Paul Léautaud ou Claude Tillier et son picaresque « Mon oncle Benjamin ». Avant que Brassens ne devienne cette icône chantante, Fallet l’avait repéré sur scène et l’avait qualifié de « bon gros camion de routiers lancé à tout berzingue sur les chemins de la liberté… La voix de ce gars est une chose rare et qui perce les coassements de toutes ces grenouilles du disque et d’ailleurs ». Ensemble, ils avaient beaucoup lu. Michel Polac venu les interviewer pour la télévision en 1967 sur leurs lectures respectives avait eu droit à un phénoménal panorama de la littérature mondiale. Brassens récitait dans le texte Courteline, évoquait Voltaire, Ovide, Hugo, Steinbeck et Fallet répliquait par Aymé, Hemingway ou Lamartine.
Dès ses premiers romans acides (Banlieue sud-est, La Fleur et la Souris, Pigalle) parus entre 1947 et 1949, Fallet a impressionné les écrivains de son époque par cet  univers où l’on rit beaucoup avant que l’émotion ne nous submerge. Antoine Blondin, qui s’y connaissait, comparait « sa délicatesse de facture (…) à un fabricant de porcelaine dans un magasin d’éléphants », Alphonse Boudard avait cerné ses deux manières « la manière naturaliste et la manière intimiste » et Michel Audiard, éternel pudique, s’en tirait en le traitant de « saligaud touché par la grâce ».
Des hommages, il en reçut à la pelle, il obtint le Prix Interallié en 1964 pour Paris au mois d’août, le Prix de l’Humour pour Au Beau Rivage en 1970, le Prix Scarron pour Ersatz en 1974, le Prix Rabelais et le Prix RTL grand public pour La Soupe aux choux en 1980. Alors si vous avez aimé  Jean Lefebvre dans un Idiot à Paris, Darry Cowl dans le Triporteur ou Jean Carmet dans La Soupe aux Choux, vous allez adorer ces romans, merveilles de fantaisie et de causticité, de romantisme et de désabusement.
Romans Acides de René Fallet  (Le cherche midi )

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