La maladie d'amour et Quand vient la fin de l'été par Th. Morales et 1788 ? par J. P. Brighelli

LA MALADIE D'AMOUR 

Sur les bords de la Loire, Denis Tillinac se languit d’une bourgeoisie en voie d’extinction. En ouvrant le dernier roman du corrézien, « Retiens ma nuit » aux Editions Plon, le parfum enivrant d’une province pluvieuse et fantasmée prend à la gorge. Se dessinent alors les paysages et les rêves cabossés d’une existence protégée, loin du tumulte des métropoles. Au cinéma, Jean Rochefort affirmait que l’apparition de son vieil ami Philippe Noiret sur grand écran produisait un effet d’appartenance instantané : « c’est comme enfiler une paire de charentaises » disait-il. Une justesse de ton, un bien-être communicatif, on est immédiatement en famille, chez soi, prêt à partager les désillusions et les bonheurs fugaces de l’acteur pendant quatre-vingt-dix minutes. Les mêmes réflexes s’opèrent avec la prose de Tillinac. Il fait partie des rares écrivains à encore écrire en français ce qui, en cette rentrée littéraire, tient du miracle et d’un formidable sursaut de résistance. La langue n’a jamais été aussi maltraitée dans une indifférence quasi-générale.

Où sont les professionnels de la pétition et du désordre ? L’avant-garde culturelle ne s’aventure plus sur le terrain des mots préférant patauger dans ses fausses idées. Avec cet éternel nostalgique, défenseur des églises et des frères Boniface, aucun risque de tomber dans le politiquement correct. La dissidence lui colle à la peau. On se prélasse dans sa phrase juteuse, un bel équilibre entre l’adjectif calorique et la vigueur du style. Entre le déhanché d’Elvis et l’épopée napoléonienne. Cette fois-ci, Tillinac nous parle d’amour à la manière du clinicien Jean Freustié, sans jamais être dupe de ses propres emballements. Dans les environs de Blois et de Chaumont, François, un médecin de campagne bien marié découvre la passion avec Hélène, une galeriste mal accompagnée. En Loire, les bancs de sable ne sont pas seulement dangereux pour les nageurs, les amoureux peuvent aussi y sombrer. Ces deux sexagénaires sont frappés d’un irrépressible besoin de se rapprocher à l’âge où l’on est plutôt censé s’occuper de ses petits-enfants et soigner ses maux de ventre. Si le corps se dérobe, la tête s’enflamme. Cet amour impossible naît sous les regards croisés des proches qui désapprouvent ce ridicule démon de midi plus que passé. François n’est ni un coureur, ni un sauteur, il n’est pas atteint du syndrome « Papy boum boum » qui a fait des ravages politiques en Italie. Ce retraité des sentiments n’imaginait pas être saisi en plein cœur. Il pensait  juste organiser sa succession en profitant des douceurs ligériennes. Il chanoinisait à plein régime. « Avec Hélène, je n’avais pas peur de vieillir, encore moins de mourir. J’existais si peu » diagnostique-t-il dorénavant. Son épouse, ses enfants, sa clientèle, ses repas arrosés et son dilettantisme de bon aloi volent en éclats.

Dans ce roman tendre et brûlant à deux voix, François et Hélène racontent leur vie toute tracée jusqu’à cette rencontre (trop) tardive. Avant, les années défilaient à la vitesse d’une Micheline, sans à-coups, agissant sur l’organisme comme un puissant analgésique. Puis un jour, ce train-train déraille et ravage tout. Dans ce télescopage amoureux, Tillinac se révèle être un très fin sociologue (profession qu’il doit, par ailleurs, détester comme l’art contemporain et le bling-bling) des classes bourgeoises. La littérature ne s’intéresse plus qu’aux damnés de la terre par calcul et démagogie. La misère humaine semble décupler l’imagination de nos jeunes auteurs. Tillinac dresse le portrait d’une société de notables qui a été aussi rudement chahutée par la mondialisation. Entre les parvenus et ce vieux maillage d’aristocratie locale se jouent des rapports troubles, d’attraction et de répulsion. Les amoureux carte vermeil se débattent dans cette banale foire aux vanités pour simplement exister.

Retiens ma nuit, Denis Tillinac, Editions Plon.

 

1788?

Que Macron soit reconduit ou Marine Le Pen par hasard élue, le pays se dirige vers une crise majeure dont on peut craindre la violence. La société est divisée en trois blocs difficilement conciliables, rendant tout futur gouvernement très difficile.


Trois France qui se regarderaient en « mexican standoff », comme dans « le Bon, la brute et le truand », dit Polony dans la dernière livraison de Marianne. Peut-être — mais elles ne sont pas réductibles à ces trois caricatures que sont Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.

Parmi les innombrables causes de la Révolution française, la crispation des élites aristocratiques sur leurs privilèges joue un rôle éminent — si bien que pour moi la vraie révolution ne commence pas à la prise de la Bastille, mais à la nuit du 4 août. La caste qui entourait le roi (et surtout la reine) avait médit de Turgot, et exigé le renvoi de Necker. La coterie franc-maçonne du duc d’Orléans, le futur Philippe-Egalité, avait beau tenter de transformer la monarchie absolutiste en royauté constitutionnelle (le modèle anglais), rien n’y fit : les aristocrates ne voulaient pas renoncer à leurs privilèges, ils durent renoncer à leurs biens, et souvent à leur tête.

 

QUAND VIENT LA FIN DE L'ÉTÉ

 

 

Ne jamais se fier aux couvertures sucrées ! Elles mentent. Celle d’Adieu aux espadrilles, le dernier roman d’Arnaud Le Guern, est gorgée de soleil. Pulpeuse à souhait. Au premier plan, un bikini rebondi surgit sur le corps bronzé d’une jeune femme désirable. Le lecteur est d’emblée happé par ces cuisses perlées, terriblement tentatrices. Qui refuserait de s’y lover un soir d’été ? Cette peau tendre qui respire l’huile solaire est une invitation au débordement des sens. Au loin, on entend le ressac de la mer qui berce la mélancolie des vacanciers. La plage, havre de paix, moment d’abandon difficilement gagné après onze mois de labeur, étale ses fausses valeurs et son bonheur factice en première page. Arnaud Le Guern connaît trop bien ses classiques, les stylistes désabusés et les romantiques pornographiques, pour se laisser piéger par cette carte postale. Il fuit les décors en carton-pâte et les comédies bourgeoises. Son court roman, léger en façade, déambulation d’un dandy cabossé, est perclus de blessures. Il est plein de larmes et de nostalgie. Secouez-le ! Des grains de spleen viendront se coller à votre âme. Cet éditeur non salarié, flâneur de l’édition, amateur de jolis flacons et de brindilles naturelles, construit, au fil des années, une œuvre résolument tournée vers le passé.

Le monde d’avant l’aspire et l’inspire. C’est ce qui fait toute la modernité de son écriture abrasive. « Le corps des femmes sous Giscard m’obsède » lance-t-il, par gourmandise vintage. Car Le Guern, jeune turc de la revue Schnock, n’a pas oublié les photos d’une BB moulée dans un tee-shirt blanc portant le slogan ambigu de « Giscard à la barre ». Après une stèle pour Jean-Edern Hallier et un essai remarqué sur Paul Gégauff, ce trentenaire en bout de course, bientôt la quarantaine rugissante, a une prédilection pour les plumes bien faites et les équilibristes de l’existence. Tous ces écrivains de la nuit qui jouent avec nos nerfs. Tous ces ambitieux qui ont préféré les bars d’hôtels vermoulus et les palaces poussiéreux aux rigueurs d’une austère table de travail. Nous avons tous un faible pour ces chroniqueurs des années 50/70 qui, à défaut d’avoir écrit un grand roman, ont gaspillé leur talent à coups de sprints ébouriffants. Chez eux, deux feuillets dégoupillés, condensé de méchanceté et de panache, avaient bien plus d’attrait que les milliers de pages de leurs confrères. Le Guern a beaucoup lu et bu. En matière de vin comme de littérature, il s’est toujours enivré du meilleur. La fulgurance de Morand, le snobisme de Frank et la mélodie de Toulet. Son « Adieu aux espadrilles » tient à la fois de la déclaration d’amour à une femme fatale et du cabotage littéraire.

Le sujet était casse-gueule. Raconter les affres d’une romance sur les bords du lac Léman sans boire la tasse relève d’un tour de force. A l’ombre des villas, Le Guern a trouvé le bon ton pour se délivrer sans ennuyer. Il susurre ses secrets d’alcôve sans jamais sombrer dans le pathos. Cette autofiction alterne ébats et débats, provocation et introspection. L’écrivain mélange ses souvenirs et ne craint pas d’abuser du name dropping. Sa sincérité est à ce prix-là. Elle se niche dans ce fatras de références. Il s’emballe pour Sophie Barjac et Mélanie Coste, le chien Dagobert et Lindsay Lohan, Claude Sautet et Californication. Sa mémoire tressaute sur le fil des années 90. Et quand les histoires de famille semblent trop pesantes, le visage d’une petite fille vient éclairer ce marasme. Le Guern ne laisse jamais la médiocrité des sentiments l’emporter. Cet Adieu déchirant, intrusif et érotique est l’indispensable BO de l’été. À inscrire d’urgence sur votre playlist !

Adieu aux espadrilles, Arnaud Le Guern – Editions du Rocher, 2015.

*Photo : wikimedia.


 

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