LES FILLES DE PARIS SERONT TOUJOURS PARIS et LE SLOW DU SAMEDI SOIR DE THOMAS MORALES

La Parisienne fait et fera toujours la nique aux terroristes ! Depuis plus de cinquante ans, sur les écrans ou dans la rue, elle incarne le parfum du scandale, les amours triangulaires, la douce musique du bas nylon qui file au bout de la nuit et cette mauvaise foi atavique qui rend le couple aussi ardent, dernière aventure où les vrais hommes jouent leur peau. Sans elle, quel intérêt de sortir le soir, de se poster à une terrasse de café, de vider son compte en banque et de mourir d’aimer. Sans elle, l’alcool est moins fort, la Tour Eiffel baisse la tête et Paris perd l’appétit. Sans elle, à quoi bon noyer son chagrin dans la Seine. Sans elle, inexorablement, nous nous consumons. Notre cœur n’y résisterait pas. Je ne me lasserai donc jamais de regarder les filles qui boivent du vin blanc et picorent de la charcuterie en se plaignant de leur ligne élastique.
J’aime les filles qui parlent fort et souffrent en silence. J’aime les filles qui portent des mini-jupes et philosophent sur la vie. J’aime les filles qui exagèrent par peur de ne pas se faire assez remarquer. J’aime les filles libérées qui rêvent d’être demandées en mariage. J’aime les filles qui ne se prennent pas au sérieux et nous mettent KO d’un mouvement de cheveux. J’aime les filles qui marchent sur le pavé, les jours de pluie, la nuque conquérante, les chevilles fragiles, et qui ont, dans le regard, ce vague à l’âme irrésistible, cet érotisme chaste comme le qualifiait Prévert à propos d’Arletty. J’aime les filles à talons hauts, pudiques et romantiques. J’aime les filles myopes qui voient clair dans notre jeu trouble. J’aime les filles qui ne répondent à aucun stéréotype, à aucun diktat. J’aime les filles qui nous font la gueule, c’est leur façon de nous aimanter, de nous retenir. La Parisienne est ce fantasme-là, multiple, incohérent, délicieux en somme. Un rêve de provincial, un souvenir innommable que les touristes emportent et conservent précieusement au fond de leur mémoire.

 On reconnait la puissance d’une Nation aux rires des jeunes filles qui éclatent dans la rue, spontanément, sans raison, et qui jaillissent comme des promesses d’amitié, d’éternité. Après l’infamie du week-end dernier, chacun d’entre nous se débrouille comme il peut avec sa douleur sourde, sa rage ou son hébétement. Certains crient leur désespoir, d’autres se terrent, personne n’a la solution. Le malheur est toujours mauvais conseiller. Les mots dont nous faisons profession, ne nous soulagent pas mieux. On connaît trop leur miroitement factice, souvent ils nous leurrent, nous aveuglent. C’est pourquoi aux injonctions d’agir, à la peur de blesser, je préfère vous faire partager ce week-end trois films en noir et blanc.

Trois « vieilleries » des années 50/60 qui, par leur innocence, leur morale, leur sex-appeal démodés, en disent long sur la persistance, à travers les époques, du génie français. Si la parisienne d’hier et d’aujourd’hui a mis le monde à ses pieds, qu’elle soit vamp ou ménagère, étudiante ou caissière, c’est grâce à son insolence ravageuse, sa moue bravache et sa liberté de ton. Dans le chaos de ces derniers jours, la légèreté est un acte de résistance. Futile peut-être, dérisoire sûrement, donc indispensable à notre survie. Le 16 décembre 1957 dans les cinémas « Berlitz » et « Wepler », à Paris of course, sortait La Parisienne, un film de Michel Boisrond avec une BB explosive. Cette bombe-là a fait table-rase du passé, de tous les archaïsmes, de tous les conformismes. Aucune femme sur la surface du globe n’a échappé à cet élan émancipateur. Compressée dans une robe fourreau rouge, Brigitte était notre plus bel étendard. Un an plus tard, sa fausse rivale, Mylène Demongeot éclairait de son sourire mutin et démoniaque « Cette Nuit-là… », film de Maurice Cazeneuve d’après un roman de Michel Lebrun. Maurice Ronet et Jean Servais tombaient dans ce piège blond comme les blés, piquant comme une méduse. Avec la  parisienne, on se fiche bien de connaître sa couleur de peau ou sa classe sociale, son pedigree indiffère, seule son effronterie nous assaille. Dans « Du Grabuge chez les Veuves », film de Jacques Poitrenaud sorti en 1964, Dany Carrel et Danielle Darrieux jouaient à armes égales en matière de séduction. Toutes ces actrices n’ont pas gravi les marches du Palais Bourbon, ni rédigé des lois d’exception mais elles ont représenté une France libre, à l’intérieur et à l’extérieur de notre pays, et ont fait souffler un vent d’insouciance. De grandes sœurs qui ont, sans le savoir, ni le vouloir, façonné notre art de vivre.

le slow du samedi soir 
 
C’est Don Quichotte qui a reçu l’appel divin d’Eros Ramazzotti ou d’Umberto Tozzi. Le slow demande de l’audace et de l’improvisation. C’est une confrontation brutale avec la réalité. Une mise à nu. L’antichambre du baiser. Le slow n’est pas une danse pour les pleutres. Tout le monde n’est pas capable de le pratiquer ; surtout à l’adolescence où le réseau nerveux disjoncte. Car on y joue sa peau, son amour-propre ; on y dévoile ses faiblesses et ses envies. Celui qui craint de se faire rembarrer n’a aucune chance de réussir sa vie amoureuse. Proposer un slow à une femme que l’on convoite demande plus de courage que de se présenter au grand oral de l’Ena. On est seul face à ses sentiments. Le désarroi nous guette. La panique n’est jamais loin. Adriano Celentano nous montre le chemin. Mort Shuman nous donne le déclic, l’impulsion de quitter le bar du night-club. Le slow, par son indolence et son érotisme latent, nous pousse à l’héroïsme du samedi soir.

Il exige une concentration extrême, la parfaite maîtrise de ses pas. Le piétinement de la demoiselle est interdit, à moins que cela fasse partie d’une stratégie. J’ai connu d’habiles techniciens qui feignaient la maladresse pour mieux séduire. La ruse est une béquille psychologique, trop s’appuyer sur elle peut provoquer de difficiles fins de soirées.

Embrasser ou pas, telle est la question

Des milliers de questions existentielles assaillent le danseur de slow quand il entend les premières notes de You Call It Love de Karoline Krüger : où doit-il poser ses mains, à la taille ou au cou ? Quelle pression doit-il exercer ? Doit-il converser ou rester muet ? Doit-il sourire bêtement ou figer son maxillaire ? Et enfin comment ne pas surinterpréter une main moite, une joue flasque, un cheveu qui viendrait se poser sur la lèvre ? Toutes ces données qui se bousculent en un temps record doivent être analysées, classées, hiérarchisées avant de prendre la meilleure décision. Embrasser ou pas, telle est la question fondamentale.

Car le slow n’a pas un objectif de divertissement, de défoulement, il impose sa dramaturgie pour sceller les âmes le temps d’une soirée, de vacances ou d’une vie. Tous les danseurs savent que derrière la musique lancinante de Peppino di Capri ou de Richard Sanderson, on peut transformer son destin. Avec le slow, plus aucun moyen de reculer, il implique un dénouement heureux ou malheureux. Lionel Richie, Bill Withers ou Demis Roussos auront eu plus de répercussions sur nos vies intimes que Platon et Montaigne. Que vaut Nietzsche face à Barry White ? Un seul tube de François Valéry décompose toute l’œuvre de Spinoza. Danser le slow, c’est croire à la communion réelle des corps, à cette promesse d’enchevêtrement. Réussir un slow, c’est aussi prendre le pouvoir sur ses émotions. Savoir se contenir. Un bon mental est indispensable pour aller au bout de la nuit. Le slow et son corollaire le quart d’heure américain ont disparu par obscurantisme.
Une société javellisée en quête de relations chimiquement pures ne peut accepter cette danse innocente et puissante, libre et rebelle, inexpressive par sa forme et tellement inconvenante par ses arrière-pensées. Le slow est ce mal-aimé des communautés vitrifiées qui ne croient plus en rien. Les jeunes générations le regardent avec méfiance et envie, elles sont habituées aux rapports virtuels et froids. Ce vieux slow, incarnation sensuelle et dérisoire des Trente Glorieuses ne correspond plus à la rudesse des échanges modernes. Il n’a pas la force d’un contrat signé, c’est un chemin chaotique vers l’inconnu. Il n’est pas empaqueté dans des règles strictes, il y a autant de slows que d’amours impossibles. Le slow est la danse des derniers aventuriers. Il faut imaginer deux êtres conscients qui s’affichent en public, s’enlacent plus ou moins tendrement, se regardent comme on n’ose plus le faire, se touchent, se testent. Et, l’espace de trois minutes, emmerdent l’humanité.



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