DIS-MOI COMMENT TU PRENDS L'APÉRO ET JE TE DIRAI QUI TU EST ou LES PLAISIRS COUPABLES de THOMAS MORALES (2/9) et LAISSEZ-MOI MANGER DES BARBECUES (1/9)

Dis-moi comment tu prends l’apéro, je te dirai qui tu es



Nous vivons dans une société qui manque de repères. Les écrans dégradent notre santé mentale jusqu’au bout de la nuit. Nous ne faisons plus très bien la différence entre l’éveil et le sommeil, le travail et le temps libre, la jouissance et la contrainte, tout s’embrouille dans nos têtes. Sommes-nous des producteurs, des consommateurs, des fonctionnaires, des commerciaux, des artistes ou des entrepreneurs ? Selon l’heure de la journée, nous changeons de costumes et de servilité aléatoire. L’ubérisation est un jeu de bonneteau où l’illusion de liberté se meut vite en menottes dorées. L’homme moderne, prisonnier égaré, erre à la recherche d’une satisfaction immédiate, donc imparfaite. Il n’arrive plus à se poser, à penser autrement qu’en agent économique.

L’apéro, une bouffée d’identité

La religion peut venir combler son scepticisme, sans complètement résoudre son désordre intérieur. Il ne sait plus à quoi ou à qui se raccrocher. L’été, cet être fantomatique retrouve une hygiène de vie et le sens des responsabilités. Son horloge biologique se remet en marche. Son corps exige des horaires fixes et de nouvelles plages d’insouciance. Avant le déjeuner ou le dîner, son organisme implore sa portion de cacahouètes et de mini-pizzas. Il n’est plus cet individu dissolu qui vend sur internet des services ou des objets pour exister. Il se réapproprie son identité. On l’appelle par son nom, voire son prénom, et on se fiche pas mal du numéro de sa carte bleue. Il n’est plus dans la spirale de l’échange marchand mais dans le partage conciliant. Il ne se demande plus comment il va pouvoir faire fructifier ses relations d’un soir, comment il va refourguer sa marchandise. Totalement dépourvu d’arrière-pensées, il profite de l’instant.

A midi ou dix-neuf heures…

Quoi de mieux qu’un apéro pour sceller les individualités, leur redonner une patine de sociabilité, l’espoir d’un avenir commun. Le gouvernement qui cherche, sans cesse, des moyens de cohésion nationale a oublié l’apéro. L’inscrire dans la Constitution serait une piste à prendre au sérieux. L’apéro en lieu et place d’un énième plan banlieue réglerait les incivilités et les injustices incrustées dans le quotidien des cités. Ce moment divin où les verres tintent sous la tonnelle, la canadienne ou le préau de MJC rythmera le calendrier de tous les Français, entre le 14 juillet et le 15 août. À midi ou dix-neuf heures, le temps s’arrête. Les télés se taisent. Les enfants rangent leurs pelles et leurs bouées. Les ados cessent de se bécoter sur les nattes publiques. Les vieux beaux n’ont plus besoin de rentrer leur ventre. L’apéro mobilise tous les efforts, peu importent les obédiences. Chacun prend plaisir à œuvrer à sa bonne réalisation car il ne se prépare pas à la légère. Chips, Monaco, Tuc ou olives vertes, chaque apéro dévoile le fond de notre personnalité. L’amateur de l’incomprise saucisse cocktail se livre plus qu’un nudiste au Cap d’Agde. Les tapas, tortillas et bocadillos au pata negra indiquent un besoin d’absolutisme.

Je bois donc je suis

Quant aux crudités, radis et tomates cerises, ils révèlent un souci de l’équilibre. L’apéro trahit nos origines et nos envies. Kir, Ricard ou sangria, vous êtes démasqué ! Au camping, les jeunes préféreront la cannette de 33 cl, la binouze pour les fanzouzes. Au club house, on soigne autant son drive que sa descente de Pimm’s. Au Cap Ferret, tradition girondine oblige, le Lillet des familles s’accommode de toutes les grillades. À Calvi, les tranches de lonzo ne se séparent jamais de l’alcool de myrte. À Marseille, on trinque au ratafia. À Deauville, le cidre se débouche au Normandy. À Brest, le chouchen anime les nuits du port de commerce. Et puis, il y a les incontournables, les blancs de Loire qui rassurent les angoissés. Sancerre ou pouilly, coteaux-du-giennois pour les plus pointus, ces vins mettent en confiance. Ils n’impressionnent pas. Ils ne demandent pas un savoir livresque. Leurs flacons brillent au soleil. Leur fraîcheur entraîne les confessions.

L’apéro remet alors du sacré dans notre destin tout tracé.


Laissez-moi manger des barbecues tout l’été!


L’été, je brûle, donc je suis ! L’OMS et sa cohorte d’hygiénistes n’y feront rien. Ils ne gâcheront pas mes futures vacances avec leurs appels à la modération, à la castration alimentaire. Ils ne brideront pas mon plaisir de flamber midi et soir, pendant un mois, sur ma table de jardin, seul ou entre amis. Au déjeuner ou au dîner, je grille comme je bande. Affirmatif. À écouter ces savants en soutane, le casino serait moins nocif que la chipo. Je préfère jouer ma santé à la brochette qu’à la roulette. En matière de couleur, je mise tout sur les viandes rouges plutôt que sur les blouses blanches. Impair et passe. Ketchup et moutarde sur tapis vert, salade en accompagnement pour les plus timorés. J’en ai assez d’entendre les lamentos des mandarins qui chassent le gras, le bon et le gluant avec une plâtrée d’arguments aussi indigestes que leur portefeuille bedonnant.

Le barbecue, un acte de foi

Ces hussards noirs de la médecine alliés à des politiciens en lévitation régentent notre santé depuis trop longtemps. La frustration est leur credo. Ils scrutent désormais mon transit intestinal avec autant de vice que le fisc analyse mon bilan comptable. Ils iraient fouiller plus loin si je ne fermais, à double tour, la porte de mes toilettes par précaution. Ils ont le culte du péché. Leur ingérence ne se limite pas à nos frigos. Après avoir sélectionné les aliments autorisés ou non à consommer, ils étendent leur science sur la façon de les cuire. À ce rythme-là, nous n’aurons bientôt plus d’intimité. Je n’ai pas vocation à devenir la mascotte des tortionnaires pour paraphraser Michel Audiard, le dernier de nos grands libres penseurs. Cette infantilisation de nos faits et gestes dépasse très largement les frontières de l’assiette. Ils veulent nous empêcher de rouler, de lire, de baiser, de blasphémer et de déconner à tout rompre. Leur société idéale ressemble à un mouroir. Leur obsession gâteuse : prolonger notre vie dans l’abstinence. Peu importe qu’elle soit fade et terne, monotone et angoissante, notre longévité les aveugle. La mesure est leur horizon, ma démesure, mon instinct de survie. Ils n’auront pas ma liberté de manger. Le barbecue est une forme éclairée de résistance à l’embrigadement actuel, à cette démagogie galopante qui flique notre nourriture. Un acte de foi aussi pour les hommes et les femmes qui ne souhaitent pas tomber sur le champ du véganisme et du déconstructivisme.


L’instrument des héros

Notre humanité jadis flamboyante ne laissera pas les usurpateurs du gaz ou de l’électrique triompher. Il y va de notre identité. De notre histoire commune. Laissons à nos enfants une nation apaisée qui n’a pas peur du bruit et de l’odeur. Le feulement de la viande sur la grille de cuisson et l’odeur envoûtante de la grillade valent mieux que le ressentiment et les interdits. Oui, j’ose le dire, le grillé me plaît, le calciné m’attire, le fumé m’enivre, le parfum du charbon de bois me réveille en pleine nuit. Aux premiers rayons de soleil, j’ai les papilles qui se dilatent. Le palais qui claque. Ce goût d’enfance envahit mes narines. Je ne pense plus qu’à ça. Je suis un obsédé du barbecue. Mes rêves sont peuplés de côtes de bœuf qui sautillent sur la braise, de saucisses qui font la sarabande sur la planche, j’entends le doux crépitement des sardines qui réchauffent leurs petits corps serrés à la flamme. Le barbecue me sort d’une longue léthargie. Je ne suis plus spectateur de mon alimentation, mais acteur de mon bol alimentaire. L’utilisateur d’un barbecue retrouve dans ce rituel ancestral, un sens à son existence, une vérité qui l’enorgueillit. Il ne se nourrit plus d’aliments préparés par l’agrochimie, ne se laisse plus guider par les ondes du micro-ondes, il agit. Tête haute et plats bien assaisonnés. Sa famille ne le regarde plus comme un être aliéné au système, mais comme le sauveur de l’espèce. Il est beau ce patriarche dans son bermuda, briquet à la main et soufflet à la ceinture, prêt à dégainer comme un colt de western.

Les vertus civilisatrices du barbecue

Quand la lumière tape vers onze heures du matin et que les glaçons frétillent dans les verres d’anis, je reprends enfin espoir dans la nature humaine. J’imagine qu’un autre monde sans limitation de vitesse, sans écrivains pleurnichards, sans cache-sexe, est possible. Un monde où les poètes chanteraient des odes à la merguez et où l’Académie française immortaliserait la côte de porc comme creuset des peuples lettrés. Quai de Conti, des effluves d’andouillettes embaumeraient la bibliothèque Médicis. Le bicorne en guise de cornet à frites, l’épée pour embrocher des morceaux de bœuf, intercalés par des rondelles de poivrons ou d’oignons. Les touristes du monde entier vanteraient enfin les qualités de notre littérature. Les séances du dictionnaire auraient une saveur inimitable. On se presserait pour occuper les fauteuils vacants. Et la syntaxe reprendrait le pouvoir sur l’anarchie. Tout ça, grâce aux vertus civilisatrices du barbecue. L’homme des cavernes qui hiberne durant de longs mois, prend sa revanche le mois de juin venu.

En juillet et en août, il exulte. Personne ne le regarde de travers au supermarché quand il entasse des sacs de charbon dans le coffre de son break. On l’applaudit même. On loue sa clairvoyance. On le flatte : « Cet homme-là ferait un bon gendre, un mari idéal, un maire respecté par ses administrés, qui sait, un président en marche. » Rien de pire que de se retrouver à l’heure de l’apéro sans munitions de charbon et saboter ainsi un repas. C’est la fragile paix des ménages qui est en jeu. Dans les campings, les résidences secondaires ou ailleurs, on louera la bravoure et le panache du barbecue. Il est une sorte de chevalier errant, de vagabond céleste à l’assaut des parcs et jardins. Sa dureté au mal, sa capacité de résilience et son absence totale de sectarisme font plaisir à voir dans un monde sans goût et sans chaleur. Il ne rejette personne. Il ne fracture aucune couche de la société. Il accueille tous les ingrédients avec la même magnanimité, des ailes de poulet, du blanc de dinde, de la charolaise ou du thon, des champignons ou des seiches. Il réunit les carnivores et les végétariens sur l’autel du bon goût.

Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ?

Cependant, sa cuve en fonte est le réceptacle de toutes les ignominies. Qu’est-ce qu’il peut endurer ! Son caractère force l’admiration. Dès le printemps, les émissions de télé alertent sur sa malfaisance innée. Elles ne manqueront pas de rappeler son pouvoir cancérigène et son sinistre dessein. Tous ces porteurs de mauvaises nouvelles ne voient pas son immense bénéfice, incalculable, inestimable sur le moral des Français. Enlevez-leur le barbecue et ils descendront dans la rue ! La paix sociale est à ce prix. Le barbecue est un rempart aux haines rances et aux rancœurs communautaires. Un casque bleu des banlieues. Un troubadour des campagnes. Un mécanisme d’harmonisation dont notre pays manque cruellement. Il est accusé de tous les maux alors que sa durée de vie se limite (au mieux) à quelques semaines dans l’année. Au sud de la Loire, il bénéficie d’un coup de pouce de la météo. Le barbecue, c’est un arc-en-ciel dans les zones pavillonnaires, l’espoir de vivre, un instant, au grand air. Le barbecue redonne le sourire, c’est un merveilleux pacificateur des relations, les voisins se détendent, les enfants ne vous prennent plus pour un ringard, la bonne humeur s’installe partout autour de vous. Œcuménique et jouissif, le barbecue dépasse les classes sociales. Bourgeois ou prolos, intellos ou manuels, aristos ou romanos, tout le monde le vénère. Si un parti des défenseurs du barbecue se présentait aux prochaines élections, il serait élu au premier tour. Il a une telle force d’attraction que dans son sillage, il fédère les individus les plus réfractaires à l’idée même de groupe, il leur ouvre de nouvelles perspectives d’avenir en commun. Solidaire et altruiste, le barbecue agrège toutes les bonnes volontés. Aucune noirceur ne l’anime. Il s’exprime exclusivement dans le partage. Les religions devraient penser à s’en servir comme totem. Les fidèles afflueraient. Et pourtant, à son approche, certains vacillent, doutent, sont parfois pris de panique. La peur de rater sa première fois. Son allumage demande un doigté, une expérience qui se transmet de génération en génération. Le barbecue est aussi affaire d’hérédité. Bannissez les adorateurs de l’essence qui salopent l’allumage et risquent l’accident. Ne soyez pas si pressés, la chaleur doit se propager uniformément pour saisir à souhait les aliments. Au début, il y aura des loupés, immanquablement, des incompréhensions, des maladresses mais comme le musicien refait ses gammes, vous y arriverez. Après un été, à pratiquer, à s’informer des techniques de chacun, le barbecue sera essentiel à vos vacances et votre bien-être. Il cristallisera vos joies et vos peines. Cet automne, vous repenserez à lui, à vos collègue, à tous ces minuscules moments dont dépend la réussite des vacances. Alors, au moment de ranger votre barbecue dans le garage, entre la table de ping-pong et le tuyau d’arrosage, vous aurez un pincement au cœur, le même exactement que celui de deux amoureux de la plage qui doivent se quitter.*



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