ROBERT MITCHUM, UNE GUEULE COMME ON EN FAIT PLUS ET DOISNEAU, LES IMAGES DE NOTRE ROMAN NATIONAL PAR T. MORALES

On a du charisme ou on n’en a pas. C’est injuste mais c’est comme ça. Robert Mitchum, lui, en a même eu deux fois. Nice girls don’t stay for breakfast, le formidable documentaire de Bruce Weber qui lui est consacré, et qui sort aujourd’hui au cinéma, achèvera de vous en convaincre. 


Il n’y a pas d’âge pour prendre une leçon d’élégance. Ce message s’adresse à tous les perturbateurs endoctrinés, vous voyez tous ceux qui encombrent le poste, qui pensent avec des manuels périmés, qui s’expriment avec des mécanismes de chiens savants et qui nous offrent, chaque jour, un spectacle navrant. L’insignifiance les habille, la balourdise les caractérise, la platitude est leur horizon indépassable. Ils sont lourds et prétentieux.

On naît Mitchum, on ne le devient pas.

 

Nous sommes habitués à leur médiocrité, elle ne nous brûle même plus la rétine. Nous sommes immunisés. La mondialisation a depuis longtemps raboté nos exigences morales et esthétiques. L’allure, la classe, le brio, le génie de la formule courte, le sens de la répartie assassine, l’attraction sensuelle, le geste tendre, le coup de rein salvateur, le silence comme art du bavardage, ça ne se commande pas sur Uber, ça ne s’achète pas non plus sur Internet. Aucune appli ne supplée au manque de charisme. C’est l’injustice à l’état brut.

Pétitionner n’y changerait rien, on naît avec une aura époustouflante ou l’on est condamné toute sa vie à imiter, à ânonner, à tenter de coller une belle image sur une personnalité bancale. La loi qui est censée tout régler dans notre pays, ne sanctionne pas encore l’absence de caractère et le tempérament filandreux, la nouvelle norme des ambitieux. Alors, nous sommes contraints de supporter ces embryons de personnalité en politique, dans le sport, les affaires, à la télé ou le spectacle en général.

 On est d’abord saisi par la gueule incroyable du bonhomme et cette voix caverneuse qui nous plonge dans un univers parallèle. Il touche jusqu’au tréfonds de l’âme. Son débit lent torpille tout sur son passage. Ses phrases ramassées, chargées à la fois de sécheresse et de drôlerie, d’un second degré pétillant et aussi d’une vérité crue, nous désarment littéralement. Quand on connaît la coquetterie béate des acteurs, leur manière de remplir du vide avec du vent, chaque réponse de Bob nous enchante. Il est brillant et incandescent. Ses aphorismes seront réunis un jour, je l’espère, dans la Pléiade.

Appréciez le mouvement et la férocité du propos : « Les jeunes ne veulent parler que de la méthode et de la motivation de leur personnage. À mon époque, on parlait de baise et d’heures sup’ » ; « Je devais débuter dans des rôles d’obsédé sexuel, mais j’ai échoué à l’examen médical » ; « Je suis comme une vieille pute, je n’ai pas besoin de me préparer. Je me pointe et je m’y mets » ; « L’alcool, les filles – tout est vrai. Inventez d’autres trucs si ça vous chante. »

Il enfile les anecdotes sur sa carrière sans tirer la couverture à lui. Il est une planète à lui tout seul, on gravite autour. Il pousse la chanson aux côtés de Marianne Faithfull avec une assurance de crooner délicat. Une tessiture déchirante et nostalgique. Il fait du gringue à toutes les femmes qu’il croise, avec un naturel phénoménal, et elles en redemandent. C’est tout le paradoxe du garçon, son génie n’était pas factice, il ne trafiquait rien dans sa manière de parler, il déployait sa puissance sans gonfler les pectoraux. 

A Paris, quels que soient le thème, le lieu ou la qualité des œuvres, les expositions attirent chaque année des dizaines, voire des centaines de milliers de visiteurs. On dresse leur hit-parade. On calcule leur rendement financier à la virgule près. On mesure leurs queues au millimètre près. Chagall a fait 1 132,87 mètres moins bien que Picasso avec ses 1 325,32 mètres au compteur et les maîtres flamands ? Seulement 834,04 mètres, pas terrible ! Espérons que les impressionnistes casseront la baraque à la rentrée prochaine. Dans les ministères, on se félicite de cette soif généralisée de savoir, chiffres à l’appui. Les bilans comptables ne mentent pas, eux. C’est indubitablement le signe d’un peuple démocratique, ouvert, intelligent et sensible. Ah, la France, Patrie des arts ! Fierté nationale et cocorico chantant !

L’exposition comme nous la connaissons depuis quelques années est la rencontre « rêvée » du monde des arts et des acteurs de la globalisation avec un objectif clairement assumé : générer du cash. La vivacité d’un musée se mesure à son nombre d’entrées sonnantes et trébuchantes. L’audimat qui a fait tant de ravages à la télévision est en train de vicier nos belles institutions. Que dira-t-on au conservateur d’un obscur château d’une province peu touristique quand ses résultats ne seront pas à la hauteur des bénéfices escomptés par ses financiers ? La délocalisation s’imposera !
C’est donc passablement énervé et remonté contre la dictature de l’expo que j’ai décidé de boycotter celle de Robert Doisneau*. A vrai dire, la queue qui n’en finissait pas de s’allonger autour de la Mairie de Paris avait anesthésié mon désir de revoir les Halles et les pavillons Baltard dans leur crudité d’époque. Je m’en voulais un peu. Je pestais contre mon manque de courage physique en me disant que l’œuvre de Doisneau méritait bien un petit effort de ma part. Trop lâche, je replongeais illico dans la station « Hôtel de ville » sans apercevoir un couple d’italiens qui s’embrassait goulument à la terrasse d’un café. Dans la rame de métro, je me félicitais intérieurement, je ne plierais pas devant le diktat de la culture sous cellophane qui nous impose quoi voir, quoi entendre, quoi lire, quoi manger…

Cependant, malgré mon intransigeance sectaire, je devais reconnaitre que Doisneau, c’était les fortifs, Gentilly, la banlieue sud, l’école Estienne, la Libération, le Parti Communiste, les cafés, les gosses, les vieilles devantures, la rue, la nuit, les baronnes, la pègre, en un mot la France, notre France. Je n’aurais pas dû reculer devant une si « petite » queue, c’était indigne. Je me sentais mal. Ses deux photos, « Place Saint-Michel août 1944 » et « Le repos du FFI » m’accompagnaient depuis si longtemps. Et ses portraits, splendides, d’une mise en scène flamboyante, ahurissante de maîtrise : Colette, Picasso, Giacometti, Tati, et celui de Jeanne Moreau en jeune fille sage, désirable et inaccessible. Sans oublier, « l’érotique » Les coiffeuses au soleil, rue Boulard en 1966. Décidément, comment pouvais-je lui faire un tel affront ? Lui qui, dès le début de sa carrière, avait compris les liens consanguins qui existent entre la littérature et la photographie. Dans son sillage, Mac Orlan, Jacques Prévert ou Blaise Cendrars l’avaient reconnu comme l’un des leurs. La photo de Doisneau était à son image, nostalgique, puissante, gouailleuse, libre et structurée. Celui qui se présentait modestement comme un simple artisan, technicien hors-pair, avait su capter le regard des Hommes avec son agile Rolleiflex 6 x 6.

Je me souvenais qu’il avait décroché le Prix Kodak en 1947 et le Prix Niépce en 1956. Ses œuvres étaient exposées partout dans le monde. Pourtant ses livres se vendaient mal. On le trouvait même démodé dans les années 70, un peu trop rétro, un peu trop populo, presque un peu trop démago. Doisneau était un immense artiste comme ses maîtres Atget ou Brassaï, un photographe discret, solitaire, appliqué et solaire. L’un des rares à sublimer l’âme humaine.
Qu’il compose en couleur ou en noir et blanc, son cadrage demeure sentimental sans être mièvre, social sans être inquisiteur. Ses cinq années passées chez Renault lui avaient appris « ce que signifiait la fraternité des travailleurs ». Il a (re)donné de la noblesse au monde ouvrier, aux métiers disparus, au Paris poulbot mais il excellait aussi à montrer la luxuriance de la jet-set, ses bals de charité et ses concours automobiles lorsqu’il travailla un temps pour le magazine Vogue. Inlassable pêcheur d’images comme le décrit Quentin Bajac** dans son livre, Doisneau a réalisé durant toute sa vie des milliers de commandes, reportages, plaquettes publicitaires, cartes postales, photos de presse pour Renault, Simca, Saint-Gobain, Sud-Aviation, Orangina ou Air France. De Vogue à la Vie Ouvrière, sans se départir d’un humour aérien (revoir Le regard oblique de 1948 ou La meute de 1959), Doisneau a pris les plus belles photographies de notre roman national. C’est pourquoi, malgré la queue et la mode outrancière des expos, je retournerai à l’Hôtel de Ville, voir Le triporteur ou La marchande de fleurs, grandeur nature. En plus, c’est gratuit.
Je n’ai plus d’excuses.

 

 

 

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