EN MAI LIS CE QU'IL TE PLAIT et ANÉMONE, MON FANTASME INAVOUÉ

L’honneur de la France réside dans un mois de mai riche en jours fériés. Notre pays peut s’enorgueillir d’avoir un calendrier propice aux week-ends longs et aux lectures printanières. Lisez et allez au musée !


Quand tout se dérègle, le climat et la gouvernance, la possibilité non pas d’une île mais de vacances anticipées permet à notre nation de ne pas sombrer dans la neurasthénie. Sans ces jours fériés, soupapes de sécurité vitales et admirables inventions républicaines, la France ressemblerait à ces contrées sauvages où la « valeur travail » est gravée dans les constitutions et où la semaine de 70 heures ranime la libido en berne d’un patronat inquiet par tant de laxisme. Fort heureusement, malgré la scoumoune de ces derniers mois, depuis décembre rien ne va plus, impaires et impasses, nous sommes assez lucides pour croire aux vertus du farniente et du barbecue. Préservons les grillades et le rosé bien frappé à l’heure du déjeuner est encore le meilleur moyen de garantir la paix sociale. Vous pouvez toucher à l’essence, à la CSG et à la TVA, mais ne vous avisez surtout pas de taxer le charbon de bois. Il y a des libertés inaliénables et des principes intangibles, notre dignité est à ce prix-là. Vous enlevez la féerie des chipolatas et des merguez à nos concitoyens ; la révolution frappera à notre porte assurément. C’est aussi le moment de s’offrir des livres qui ne parleront ni des élections européennes, ni des ronds-points et d’éteindre les chaînes d’info dont la rengaine donne la nausée. Ah si la vie pouvait se résumer à une bouteille fraîche de Pouilly, un transat et quelques bouquins, notre moral remonterait en flèche. Voici donc une sélection pour conjurer le mauvais sort :

ANÉMONE

Anémone nous a largués. L’actrice comique et singulière, cinquième roue du Splendid, était aussi le fantasme le plus tu et partagé des ados des années 1980. Loin des canons de beauté de son époque, elle était la « girl next door » par excellence.


Anémone était l’incarnation française de la « girl next door » popularisée par Hugh Hefner dans les pages de Playboy dès les années 1950. Elle ne se dépliait pas en trois parties dans un magazine pour adultes, elle ne jouait pas les beautés inaccessibles, elle ne singeait pas non plus les vamps maniérées, mais qu’est-ce qu’elle causait ! Une dinguerie érotique qui s’exprimait avec maladresse et amertume. Une actrice jamais apaisée, toujours en proie à une lutte intérieure, comme si la vie n’était qu’une succession d’épreuves dégueulasses à surmonter.

Anémone, la voix des larmes

Infatigable, elle courait après le désarroi. Elle n’avait plus la carte depuis longtemps à force de voler au secours des causes perdues avec acharnement et désolation. Cette emmerdeuse fantastique se foutait de son image dans un milieu où l’apparence tient lieu d’exigence morale et où la compromission vaut sauf-conduit. Cette Cioran aux longues jambes, atrabilaire aux seins lourds, avait débarqué sur les écrans quand la mode était encore aux blondes diaphanes et apprêtées. Les Catherine Deneuve et Mireille Darc n’ont pas fait attention à cette boulevardière neurasthénique. On ne se méfie jamais des fleurs du pavé et des grandes bringues déboussolées. Elle leur bouffait la pellicule sur le dos, par son intransigeance et sa sincérité.

Ce naturel, un sens de la comédie époustouflant et cette aigreur inguérissable la mettait à part dans le cinéma formaté d’alors. Sur orbite même. Elle vous tirait des larmes sans la quincaillerie habituelle apprise dans les cours de théâtre. Une vérité qui émeut et qui rapproche, peut-être due à cette voix qui déraillait parfois, ces variations d’intonation où le drame cohabite avec le rire dans un espace rien qu’à elle. Une zone sensible et réservée que bien peu de comédiennes ont exploré par la suite.

Basinger, Pfeiffer… et Anémone

Dans ces interstices où la faille n’est jamais grossière, le public ne s’y trompait pas, il s’y engouffrait avec délivrance. Il adorait ce visage intransigeant. Il était, à la fois, en famille et en étrangeté(s). Il avait reconnu en elle, une cousine gironde et dépressive, une collègue désirable et démodée, cette femme des années 80 chantée par Caroline Loeb, Jacky Quartz ou Chagrin d’amour.

Anémone, cinquième roue du Splendid, pétroleuse incontrôlable et givrée a aussi marqué toute une génération d’adolescents, lasse des physiques réguliers à l’américaine. L’homogénéisation des corps lustrés avait déferlé d’Hollywood et allait entacher nos relations amoureuses. Anémone, la singulière, ne correspondait pas aux canons esthétiques en vigueur. Les Basinger, Pfeiffer et autres Farrah Fawcett avaient commencé à détériorer notre vision nocturne. Nous avons été leurrés par des goûts factices, quand demanderons-nous des réparations. Anémone, devons-nous l’avouer aujourd’hui humblement, fut certainement le fantasme le plus tu et partagé des quadragénaires. Vous entendrez les garçons de ma classe d’âge se répandre abondamment sur les chandails étriqués de Sophie Marceau, les maillots réduits de Valérie Kaprisky ou les jambes compas de Maruschka Detmers, jamais personne n’osera dire qu’Anémone suscitait un émoi vigoureux et tendre dans les collèges de province avant la décentralisation.

« Mon corps pourrait s’exprimer avec un beau mec »

Elle déployait son sex-appeal agraire sur l’écran fumeux des « Eighties ». Egérie des adolescents timides, elle réhabilitait la fille banale en apparence, la cruche de service, la bonne copine, la hippie délaissée, la baba inadaptée, l’effacée des boums du samedi soir, l’éternelle recalée de l’existence. Mais qui n’a pas vu Anémone dans Le Quart d’heure américain ne sait rien d’une romance urbaine après l’élection de Mitterrand. Et surtout, qui n’a pas entendu cette gouailleuse balancer des dialogues comme des uppercuts à l’adresse de Gérard Jugnot : « Mon corps pourrait s’exprimer avec un beau mec », « t’es pas un con, t’es juste un imbécile » ou l’inénarrable « physiquement, il est immonde », ignore la montée du désir.
Anémone était autre chose qu’une grande actrice, elle était le fantasme de mon enfance. Elle nous laisse sur le bord de la piste, un peu désemparé, un peu idiot de ne pas lui avoir dit plus tôt notre affection.




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