CARTOUCHE et J.P. MARIELLE par Thomas MORALES

Les héros ne sont jamais fatigués chez Philippe de Broca. À Rio ou à Mexico, dans la forêt d’Ermenonville ou du côté de Pézenas (lieux de tournage de Cartouche en 1961), ces personnages magnifiques et fantasques courent, chevauchent, chapardent et pétaradent comme des enfants turbulents dans une cour de récréation. Le sourire aux lèvres et la répartie fracassante. Jamais rassasiés de cette fureur intérieure qui les pousse à vivre vite et avec déraison. Comme si la destinée se jouait sur un coup de dé. À pile ou face. Là, maintenant, aujourd’hui, sur le moment, car après, il sera trop tard. Les jeunesses pauvres sont faites pour exulter. Que les corps s’effondrent de fatigue ou de plaisir, il sera toujours temps de penser à la mort, un jour peut-être. Avant, il serait discourtois de ne pas se goinfrer au buffet de l’existence. La fougue est un plat qui se mange bouillant. C’est la première leçon de ce cinéma cavalier et primesautier, un pied-de-nez aux pesanteurs des époques noires, une politesse du désespoir, de ces espagnolades qui enivrent, de ces mécaniques infernales qui tournent sur elles-mêmes, une toupie qui annihilerait la pendule, détraquerait les aiguilles de l’horloge. Philippe de Broca est un métronome pressé. Il compresse les minutes en secondes. Aucun sablier ne lui résiste, il les casse pour les passer à sa propre moulinette, un tamis à gros trous, à grandes lampées.

Le cinéma qui brille et émerveille

Avec lui, l’accélération est le rythme normal de croisière et de narration. L’avenir étant incertain, par nature. Le passé périmé, par essence. Reste ce présent angoissant et friable que Dieu met à notre disposition, prenons-le et faisons-en bon usage, nous dit-il, en substance. Il n’est pas de ces réalisateurs pointillistes qui touchent le public par quelques effleurements de la caméra, variations infimes, de ces chipoteurs de la focale qui s’émerveillent d’un bouton de fleur ou d’une capeline moirée. Philippe de Broca embrase la pellicule par une fantasia qui s’étend indéfiniment, à perte de vue, il ne s’arrête plus, il filme animé par bonheur et par nécessité. Le spectateur est happé par cette cavalcade. Il suffoque parfois par tant de frénésie. Maître, laissez-nous respirer ! le supplions-nous, le visage en sueur, devant notre écran. C’est sa manière à lui de nous être agréable, cette vieille courtoisie délicieuse des aristocrates, Philippe de Broca n’a pas décidé (pour l’instant) de noircir l’horizon, il veut se faire aimer, alors il déploie sa maestria en plans larges, en munificence de costumes, en dorures et bijoux scintillants, ce cinéma-là brille et émerveille.

Si le XVIIIème siècle m’était conté

Il plonge dans notre histoire de France avec gourmandise et taquinerie. Il recouvre d’un habit de lumière, les trente premières minutes de son film, le drape de mille feux. Le XVIIIème siècle explose sur la toile blanche. Le faste est son quotidien. L’aventure sautillante, son tempo durant 1 h 42 mn. L’excès, sa source d’inspiration. Il en extrait une satire splendide, un sprint épuisant vers l’au-delà. Car, ne vous y trompez pas, derrière les bagarres et la légèreté des propos, les chaises qui volent dans une taverne et les décolletés des filles de joie, la misère sourd. Le déclin est en marche. Inexorablement, il trace son chemin. Impitoyable, le tragique s’immisce dans les paroles et les regards de ce divertissement de cape et d’épée. La fatalité pousse tous les protagonistes vers une voie sans issue. L’homme préférera toujours s’agiter, se mentir, se trahir même, quitte à se noyer dans le tourbillon de la vie plutôt que de regarder son reflet si déplaisant dans le miroir. Philippe de Broca, moraliste et libertin, n’est jamais dupe. Ses films ne seraient que brio et fougue, distractions et fariboles, la postérité lui aurait échappé depuis longtemps. Comment pourrait-il séduire un si large public et fixer l’imaginaire de tant de générations successives sans ce regard introspectif sur nos errances et nos faiblesses ? Broca travaille sur l’intime et l’éphémère, la nostalgie et les souvenirs volés, sans avoir recours à un surligneur grossier. Il laisse les zooms outranciers aux faiseurs du 7ème art et à tous les marchands de suspense haletant. Son cinéma élégant et pénétrant, inoffensif en apparence et tellement déstabilisant, n’utilise pas les artifices habituels que sont le larmoyant et le pathétique. Au contraire, il déjoue notre attention par l’aventure, le goût de la farce et des cabrioles. Les cors de chasse et les trompettes de la renommée ne sont qu’un masque.



Romantisme de cascadeurs

Une sorte de bienséance. Philippe de Broca se refuse dans un premier élan de générosité, à juger ses héros et à les classer dans des catégories infamantes. Il déteste les raccourcis, les vainqueurs et les vaincus, par avance. Le pourpre et le pourpoint sont un leurre, le réalisateur veut nous amener sur des territoires toujours plus intimes. Les années passent et ce que l’on croyait naïvement comme un spectacle populaire, un cinéma seulement du dimanche soir, plein de féerie et de coups de poings, de bonne humeur et de panache, était, en réalité, un cinéma tout en profondeurs et anfractuosités. Un abîme où les égos viennent s’échouer, où les sentiments s’expriment dans le silence. L’organdi de toutes les délicatesses. Il a créé un romantisme de cascadeurs, le nouvel orgueil des amoureux.


Le talent de Philippe de Broca ne se résume pas à l’effronterie sauvage du jeune Belmondo ou le minois désarmant de Claudia Cardinale. Cartouche est une étude de mœurs sans les lourdeurs universitaires et les trémolos indignes. Il y a une pudeur qui touche en plein cœur, qui fouette les certitudes. Un soyeux dans les images et puis cette geste souveraine qui refuse la morgue. Philippe de Broca était un seigneur qui ne séduisait ni par la ruse, ni par l’esbroufe. Un maître admiré par Hollywood qui ne se contentait pas d’asphyxier l’écran par le mouvement, il portait l’estocade au plus profond de nos angoisses. Cartouche, prince des voleurs qui ravit la place de Numéro 1 à l’infâme Malichot (fantasmagorique Marcel Dalio) a le pressentiment de sa fin sinistre. Sa déchéance est inscrite dans ses gênes. Son déclin déjà programmé. Belmondo n’est jamais aussi convaincant que dans les demi-teintes et les rôles de flamboyants meurtris. Son désir brûlant de toujours amasser plus d’argent, de s’attaquer à des personnalités encore plus puissantes, d’avilir des gens bien nés ne suffit pas à calmer son amertume viscérale. On ne guérit pas de son enfance. Il y a des souffrances qui ne s’éteignent pas.

Cartouche désire ce que la naissance lui interdit

La beauté de ce film se niche dans les sous-bois, les interstices, les instants où les carapaces tombent, les êtres se livrent alors et s’offrent à nous dans leur déchéance ultime. Philippe de Broca ne s’est jamais remis de sa propre guerre. Certaines plaies demeurent à vif. La résilience n’y fait rien. Quand l’horreur a frappé, le souvenir de ces atrocités-là ne s’apaise pas. Philippe de Broca rejette les oripeaux de la guerre, la sienne celle d’Algérie et de toutes les autres. Il se moque des officiers inquisiteurs, des pertes humaines qui s’accumulent et des comptabilités déshonorantes. Mais, il pense toujours au public, à son confort et à son émotion, ce qui en fait une exception dans le giron de la Nouvelle Vague, son réquisitoire ne doit donc pas ennuyer. En outre, il déteste les donneurs de leçon, les vieux combattants sentencieux qui soliloquent. Il pratique l’art de la pirouette, il dénonce en feignant d’amuser. Le ridicule des champs de bataille, un thème sans cesse abordé dans son œuvre, la guerre vécue comme une mondanité par les généraux. Pendant que Monsieur le Maréchal s’amuse à colin-maillard, la bleusaille meurt sous la mitraille. Seule la figure de Noël Roquevert en sergent instructeur qui promet « la solde et les femmes » sauve l’honneur des armées par son sens du burlesque. Guerroyer ou faire des affaires, voler ou mendier, Cartouche a dépassé ces stades primaires. Il cherche son salut ailleurs. Il jouit peu de son trésor mal acquis. Il désire ce que la naissance lui interdit.

Gargantua à l’accent texan

Dans cette quête impossible, il est accompagné par un Gargantua à l’accent texan (Jess Hahn dit la Douceur), une force herculéenne nichée dans une innocence enfantine. Chez Philippe de Broca, l’amitié entre les Hommes est un fil invisible qui permet de tenir encore un peu, de s’épancher sans se vautrer dans les indiscrétions grasses. Jean Rochefort, cardinalesque sans moustache, florentin dans un bouge innommable est stupéfiant de distance et d’ironie. Ce gentilhomme égaré dans les bas-fonds illumine par son sens de la formule. Il est de ces amis qui repoussent le mal par un mot d’auteur. L’indigence ne peut l’atteindre car il survole le monde des vivants par une philosophie jouissive et fainéante. Cartouche est un film sur la guerre, sur la répartition des biens, sur le sens de l’Etat et sur le pouvoir interchangeable. Philippe de Broca n’est pas tendre avec les foules haineuses et versatiles quand la faim vient dérègler les sens et corrompre l’intelligence. Il se méfie des prophètes et des « lider maximo » qu’ils soient voleurs ou rois, élus ou auto-proclamés. Car, peu importe, que vous soyez bien ou mal né, votre vérité se dévoilera dans l’adversité, pourrait être la morale de ce film


Femmes fatales

Et puis, comment ne pas évoquer le rôle des femmes dans Cartouche, faciles ou inaccessibles, à particules ou plébéiennes, épicentre de nos vies dissolues. L’intouchable Isabelle de Ferrussac (immaculée Odile Versois) et la déesse de Tunis, gitane charnelle à la voix éraillée, Vénus incarnée par Claudia Cardinale. Sa fidélité à Cartouche, son incandescence, cette peau chocolatée et cette moue solaire en font le témoignage vibrant d’un miracle sur Terre. Seul Philippe de Broca était capable de saisir cet émoi, la pureté des sens, en l’affublant de quelques colifichets et d’une robe persane jusqu’à la parer d’or dans son linceul. Par ces moments de grâce, Cartouche nous apprend à vivre plus intensément.

L’homme qui aimait les femmes

Hier soir, l’homme blanc de quarante ans est mort ! Il portait beau, sentait l’Aqua Velva et troussait à la hussarde. Il roulait en Renault 16 ou en Citroën GS, enfilait des manteaux de fourrure extravagants ou des vestes en tweed bourgeoises, jouait au représentant de commerce ou à l’aristo dessalé, vendait des barils de pétrole ou des parapluies, écumait la province ou les zincs de banlieue, voyageait dans une valise ou un Dodge de l’Armée au fin fond du marais poitevin. Un Clark Gable des fortifs. Un Cary Grant de la petite couronne. Un marquis des zones pavillonnaires. Le dernier des Grands Ducs.

Inlassable arpenteur d’une France moyenne ne connaissant pas sa chance de vivre dans un pays heureux. C’était juste avant de sombrer dans les emmerdements et les crises économiques. À la fois titi parisien et gros matou, Marielle n’avait pas les pudeurs assassines de notre époque que sont la dissimulation et l’indécision. Il parlait haut et bandait fort. Il draguait comme on respire. Il alpaguait juste pour rire. Il professait superbement. Sa diction et son aplomb nous subjuguaient, nous sortaient de notre médiocrité.

Les femmes ne lui inspiraient que du désir, jamais du refoulement. Il avait la décence de taire ses souffrances. La jouissance prenait trop de place dans son esprit partageur pour se perdre en luttes inutiles. C’était un mirage des années 70 quand la liberté d’expression n’oppressait pas les peuples, quand la verdeur de la conversation était considérée comme un art de vivre.

Marielle nous autorisait à être Marielle

La disparition de Jean-Pierre Marielle à l’âge de 87 ans sonne le glas de cette épopée fantastique et dérisoire où le mâle errant touchait l’autre sexe par sa forfanterie et son bagout, sa flamboyance et sa misère, sa gaudriole et son indécence. Personne n’était dupe de ses cabrioles et de ses emportements. L’exagération était son royaume, le meilleur moyen qu’il avait encore trouvé pour masquer sa fragilité, pour taire ses propres sentiments. Cette élégance-là, nous l’avons définitivement perdue. Les héros stéréotypés, les forts en gueule, les sentencieux magnifiques, les perdants grandiloquents, les minables insubmersibles, l’acteur les a longtemps incarnés à l’écran, avec volupté et délice. Des types à mettre sous cloche. Des étalons à la dérive, tous plus décevants et désabusés que les autres. Audiard avait le désir de les conserver à Sèvres dans un musée dédié à cet effet. Une sauvegarde de la race, en somme.

Thomas Morales consacre une série d’été à l’immense Jean-Pierre Marielle (1932-2019), récemment disparu (7/8).


Dans le cinéma français, vous êtes étiqueté dans le catalogue de nuances, des acteurs respirent les gaz d’échappement et d’autres, les hectares de tournesol. Son vieux camarade, Jean-Paul Belmondo, a inscrit sa mythologie autour de la Place Denfert-Rochereau avec quelques sorties cascadeuses sur les plages exotiques, il reste malgré tout un comédien attaché à son XIVème natal. Marielle brouille les cartes IGN.

Toute une France disparue et secrète

En bord de mer sur une bicyclette ou à l’arrière d’une limousine sur une avenue haussmannienne, il déploie sa maestria, son don du mimétisme. Charcutier ou pétrolier, inspecteur du fisc ou journaliste, calotin ou lieutenant, toutes les professions se collent à son amplitude de jeu. Sa crédibilité n’est jamais mise en doute. Chanoine ou érotomane, même simplicité et même malléabilité à trouver les ressorts de la comédie. Marielle se regarde comme on s’amourache d’une carte postale. Il y a toute une France disparue et secrète, il contenait notre identité si friable à l’air libre, si implosive. Il apportait dans ses bagages la charge réelle et onirique d’une nation. Dans son paquetage, on voit l’église, le maire, le bar, éternel zinc où atterrissent en catastrophe les chagrins d’amour, l’usine, les petits commerces, les belles lycéennes aux jupes plissées et puis cette marchande de parapluie ficelée dans une robe à fleurs, tout un décor miniature qui se réanime grâce à sa magie de l’embellissement. Marielle éclairait notre mémoire. Des provinces reculées aux fortifs, lui, le germanopratin, l’éphémère stagiaire du Français, Premier prix de comédie au Conservatoire condensait notre ADN.

L’amour des mots

Nous arpentions le territoire sous sa dictée hypnotique. Cet acteur de la défaite me fait penser à ces mots de François Villon dans « Ballades en jargon » : « Trompeurs, experts en tricherie » et « Compagnons de la gaudriole ». Marielle était un acteur littéraire comme il n’en existe plus. L’image ayant remplacé les mots entremêlés ; la vidéo ayant tué les ornements du texte. Le poids des mots n’était pas chez lui qu’un slogan publicitaire. Il ne lui venait pas à l’idée de les trahir, de les dérouter de leur mission première. Toute sa carrière, il les a cajolés, chouchoutés, dorlotés pour qu’ils expriment une idée nette et sans bavures. Une fulgurance. Une météorite tapuscrite. Marielle respectait le texte dans ce qu’il avait de plus intime et sous-terrain. Il lui prodiguait son caractère immarcescible. Il n’était pas un enjoliveur, un défricheur, un exhausteur de mots, les prestidigitateurs et les margoulins finissent toujours par être démasqués. Marielle ne truandait pas les auteurs par fainéantise et hypocrisie. Et cependant, il s’attachait à immortaliser la prose de chacun d’entre eux. Nous voyagions en pullman dans ses lettres. Ce qui frappe et ravit l’oreille encore maintenant, c’est cette fluidité, un filet de voix qui émerveille par la scansion exacte, le rythme idoine, il soupesait au gramme près l’intention. Par modestie et lassitude, il avançait des arguments fallacieux en déclarant qu’il jouait « tout pareil ». Foutaises ! Monolithique pour esquiver les questions trop dérangeantes, boutade pour bouter l’ennemi. Il n’était pas dans l’autopromotion permanente, son talent n’avait pas besoin d’être ripoliné par les critiques et les courtisans médiatiques. Ce professionnel dont le métier était d’interpréter des situations, ne quémandait pas le plébiscite, indifférent, il burinait le texte comme l’ébéniste travaille sa pièce de bois. Comble du désespoir, cet artisan plaisait aux femmes. Allez comprendre, les vaincus regorgent de charmes insoupçonnés. Un condottière en salopette, baroudeur des discothèques, orpailleur des stations-service, un fantôme d’un passé récent quand le factice n’était pas l’accoutrement du pouvoir de séduction. Quelle stature ! Cette carcasse magistrale, la calvitie en forme de promontoire, les vocalises irrésistibles, cette forfanterie enfantine et le chibre vengeur, on le voyait arriver de loin. Il était un playboy d’occasion, suffisamment éprouvé par la vie pour chambouler les ménages les plus solides. L’homme de la quarantaine rugissante, aux abois et toujours sur la brèche, insatiable coureur et émouvant par tant de maladresses.

Le bistouri n’était pas passé par là

Marielle touchait les femmes par cette fragilité naissante, elles sentent ces fractures-là aux entournures, elles y plongent avec délice, ces mères-courage ne sont pas ignorantes de nos déséquilibres. Au cinéma, Marielle convoitait des femmes du quotidien, en cela, il différait de ses amis du Conservatoire. Le mannequin volant ou la playmate ravageuse n’étaient pas dans son rayon de prédilection. La blonde platine et la bimbo customisée l’amusaient plus qu’elles ne l’attiraient. Il amorçait la conversation par un anodin : « J’ai des relations administratives avec le public » ou « J’ai un pavillon en banlieue avec un jardin et un potager ». Il réhabilitait la femme que l’on croise tous les jours, à l’école, à la Sécu ou à la boucherie du quartier. La vendeuse ou la bourgeoise, la baba ou la fonctionnaire, il abordait sans distinction de classe et d’âge, de race et d’obédience. Bien sûr, il craquait parfois pour la fraîcheur de la jeunesse même si les sylphides n’avaient pas sa préférence absolue. Marielle couchait avec des femmes non-trafiquées. Le bistouri n’était pas passé par là. Il aimait les rondeurs et les soupirs, les folles comme les saintes. Cette quarantaine où un premier bilan s’impose fut son terrain de jeu.


Des cons splendides et dérisoires

L’acteur Marielle caricaturait jusqu’à panthéoniser. Les cons splendides et dérisoires lui doivent beaucoup dans son interprétation gigantesque de bouffonnerie. Il aura toute sa carrière magnifié la médiocrité. Travaillant par touches, à la feuille d’or, il gonflait ses personnages jusqu’à l’explosion finale. Le commerçant, l’artisan, le patron, la profession libérale, le commissaire de police, l’hôtelier ou le producteur de films X prenaient une forme expansive et narcissique. Dans les outrances verbales, la vérité dégoulinait.
C’est là, un des paradoxes de cet acteur, quand on pense à lui, notre visage s’illumine, nos sens fusionnent, nous savons qu’il transcendera une situation ordinaire. Il fuyait la banalité. Un triste représentant en parapluies devenait avec lui l’égal de Don Quichotte, un commandant prisonnier d’une valise diplomatique se muait en Benjamin Constant, un vendeur d’encyclopédie médicale en argonaute. « C’est très important le matériel humain », avait-il coutume de dire. Il y a un plaisir immense à le voir dévorer les dialogues, s’en pourlécher les babines. Il fait assaut d’esprit pour dégoupiller toutes les situations embarrassantes. Vendeur hors-pair, prince de l’arnaque ménagère, florentin dans sa technique commerciale d’approche, énorme d’aplomb et d’à-propos, Marielle déboule avec la force d’un tanker. Rien ne l’arrête. Au forceps, il abat ses cartes, il emberlificote comme on embrasse fougueusement.

Un ailleurs glandilleux et fragile

Ses partenaires se mettent au diapason, ils ont reconnu un maître de la comédie, le dernier défenseur d’un jeu précis et allégorique. Chaque mot papillonne dans l’air. Sa mitraille sémantique est ensorceleuse, presque harassante. À ma connaissance, il est le seul acteur capable d’entrouvrir des mondes parallèles avec des phrases transparentes. L’écrivain André Hardellet pratiquait ces passerelles invisibles. Un bosquet à Vincennes se transformait sous sa plume en cathédrale gothique, en Atlantide souterraine et érotique. Vulgaires ou poétiques, les mots de Marielle furent notre meilleur passeport vers un ailleurs glandilleux et fragile. « Il y a des saisons où la soie sauvage n’en fait qu’à sa tête » (Le Parfum d’Yvonne), réplique prononcée alors qu’il tente de nouer une cravate dans les toilettes pour hommes d’un palace, prend des allures shakespeariennes.
Dans cette scène, il y a tout, la préciosité, la dinguerie, le mystère, l’effet comique, la noblesse et par-dessus, le trouble incommensurable, des abysses de sincérité. Jouvet, Berry, Brasseur, Simon se bousculent pour voir le phénomène, l’applaudir, il est des leurs. De la même souche indomptable. La voix qui emporte, qui sonne grave et forte, mélodieuse à la façon de Bill Withers ou de Isaac Hayes, ces artilleurs de la soul noire et poisseuse qui désinhibent les chagrins, ravagent les friches industrielles. Il était notre perturbateur endocrinien favori. On ne se lasse pas de l’écouter. On chavire de ses saillies, on se régale de son impertinence française quand elle nous caractérisait, avant notre asservissement à la globalisation. Marielle réunissait deux facettes de notre personnalité, le seigneur et le serf, l’aristo et le poulbot, rue de la Pompe et les faubourgs, le polo et la pétanque, la Rolls et la voiture sans permis. Marielle n’était pas un français moyen comme on l’a souvent chroniqué ou alors d’une moyenne puissance mille, d’une moyenne exponentielle, d’une moyenne épique. Chacun de ses gestes, cette attitude féroce et tendre, ce détachement face à une réalité trop laide, le plaçait hors concours, hors gabarit. Laissez le convoi exceptionnel passer ! L’artiste va parler ! Il était la hantise des statisticiens, ne rentrant dans aucune case préétablie. Car, si Marielle n’avait été qu’un godelureau, lunettes fumées sur le nez et baise-en-ville sur l’épaule, il aurait fait rire sans toucher, amuser sans pénétrer les tripes. Marielle était multiple, pêle-mêle la Reine Astrid, Bob Morlock, un marquis d’opérette ou un chauffeur de taxi souffre-douleur, les identités superposées l’habillaient d’un rien. Une chapka sur la tête, il se transformait en tsar ubuesque. Tragédien de l’absurde qui s’épanouit dans les disgrâces et les malheurs conjugaux, Marielle catapultait les cons dans la stratosphère.

Un air de Dino Risi

Derrière chaque con, il y a un type sensible, un malhabile, un écorché, l’acteur leur redonnait une forme de dignité. Il endossait la connerie comme personne, il s’en drapait même. Après lui, les cons, c’est-à-dire, nous tous, l’homme misérable cher à Jep Gambardella et le fanfaron à la sauce Dini Risi, avions accès à l’éternité. Nous dépassions notre statut d’indigent pour tutoyer les cieux. Marielle les aimait ses forts en gueule échoués dans une mondialisation qui raboterait prochainement tous les dépassements, toutes les individualités, toutes les foucades. Les crises morales et financières allaient nous gober « tout cru ».



Commentaires