LE BRUIT ET L'ODEUR ET LE LIVRE DE POCHE par THOMAS MORALES

Aujourd’hui, tout est permis. Car le film Le Mans 66 est projeté sur nos écrans. Thomas Morales, spécialiste reconnu de l’automobile, était en pole position dans la file d’attente de son cinéma!



Aujourd’hui, les petits garçons sautent de joie ! Ils font vroum vroum à la machine à café. Ils enfilent leur paire de gants à trous pour « driver » leur vélib’. Ils portent même des lunettes fumées comme Steve McQueen, lors du tournage du Mans en 1970. Certains ont été jusqu’à ressortir leur veste en peau retournée et ils peinent visiblement à la refermer. Peu importe, aujourd’hui, tout est permis! Un film de bagnoles, genré et fumant sans une leçon de morale à la clé (anglaise) est dans les salles, ça ne se reproduira pas avant qu’un prix littéraire soit décerné à un bon livre.

La passion automobile, c’est dépassé

Quelque chose de bien régressif au cœur de l’automne, de gros V8 qui gargouillent à l’oreille, des pilotes ex-héros de la Seconde Guerre, des patrons charismatiques qui ressemblent à des monstres sacrés et la plus belle piste d’endurance dans la Sarthe avec cette longue ligne droite des Hunaudières, indomptable et versatile.

Comment leur faire comprendre à tous à ces déconstructivistes du rêve automobile qu’à la simple évocation du Commendatore, de Carroll Shelby, de la Ford GT40, de l’AC Cobra ou de Lee Iacocca, notre imaginaire se met en surrégime, au bord du rupteur ? Nous sommes transportés dans les années 1960, le pétrole coulait à flots, la voiture guidait la société de consommation d’alors, les coureurs étaient des dieux et on aurait donné cher pour conduire une Ford Mustang cabriolet dans sa livrée « candyapple red ». Evidemment, un tel discours est aujourd’hui inaudible. Inadmissible, tant nous avons raboté, peu à peu, nos espaces de liberté et phagocyté notre propension à nous émouvoir d’un passage rapide dans une courbe. Il y a des appuis aérodynamiques qui rivalisent avec la poésie rimbaldienne, en termes de frissons et d’envolées intellectuelles. Le sport automobile était une affaire de sensations autant physiques que cérébrales. Je conseille toujours aux professeurs de littérature d’assister à un Grand Prix de Formule 1 pour mieux saisir et entrevoir l’apnée féérique. Comment les stylistes de la plume et du bitume partagent le même terrain sensoriel. Je m’emporte.

Braver le chrono et la mort

Nous sommes devenus secs, raisonneurs, chipoteurs, comptables de chaque instant passé hors des clous, incapables de prononcer les mots vitesse et plaisir sans que la patrouille vienne nous contrôler. Les duels mécaniques de ces années-là auront été notre odyssée. Chaque week-end, nous avons vibré pour nos champions, derniers funambules osant braver le chrono et la mort. Ils étaient terriblement vivants et grâce à eux, à leur courage et à leur talent, aussi à leur façon de repousser les limites et d’apprivoiser le danger, ils nous ont appris à dépasser nos peurs, à grandir tout simplement.

Aujourd’hui, la course est en voie d’électrification. Les batteries ont remplacé le moteur à explosion. La puissance est un frein à l’imagination, et son corollaire, la modération, notre nouvel horizon indépassable. Nous sommes figés, paralysés par la trouille de vivre. Nous avons pourtant passé l’âge de jouer au Scalextric. Messieurs les censeurs, rendez-nous nos vrais jouets d’antan qui expulsaient leur colère en grimpant dans les tours! Père Noël, je veux de la Corvette, de la Porsche 906 et des Ferrari P3 à l’échelle 1 sous le sapin! Le cinéma américain nous offre aujourd’hui cette parenthèse enchantée dans Le Mans 66 de James Mangold avec entre autres, Matt Damon et Christian Bale. Les Etats-Unis tirent toujours la couverture étoilée à eux, c’est de bonne guerre. Le réalisateur a choisi de raconter la rivalité entre Ford et Ferrari. Et un épisode très précis de cet affrontement à la fois sportif et industriel : la fin de l’hégémonie du cheval cabré face au mastodonte de Detroit aux 24 Heures du Mans de 1966, la course mètre-étalon par essence. A travers le portrait du pilote britannique Ken Milles, on suit, pièce par pièce, la construction de la mythique GT40, les tâtonnements techniques et les impératifs commerciaux. Car la victoire était alors perçue comme un accélérateur des ventes. On pourrait dire beaucoup sur ce long-métrage (plus de 2 h 30 mn) et ses approximations historiques. C’est avant tout un spectacle pyrotechnique de bonne facture, un peu exagéré dans l’action et académique dans sa démonstration narrative. Les scènes de dépassements ou de freinages sont un peu trop lisses à mon goût; les Américains peinent à rendre compte de la violence et de la sauvagerie d’un bolide poussé à son extrême limite. Ça manque de sueur et de souffle comme si un filtre venait voiler la réalité brute des 24 Heures. Pour ceux qui veulent une vérité crue, presque austère, visionnez plutôt le documentaire moto « Continental Circus ». Mais attention, ne boudons pas notre plaisir car en 2019, face aux forces obscures du renoncement, un film avec des voitures fantastiques par dizaines, un hommage aux légendes de la course et le bonheur enfantin d’apercevoir un beau survirage esthétique, ça ne se loupe vraiment pas !
Le Mans 66, un film de James Mangold


À tort ou à raison, le Français passe encore à l’étranger pour un petit intello sûr de lui, dégoulinant de savoir et de références littéraires. On nous nargue sur notre balance commerciale déficitaire, on nous charrie sur nos voitures aux performances modestes, on se moque de notre fonction publique pléthorique, on nous bassine avec notre manque de compétitivité atavique, mais sur les livres, pas touche ! On est les champions de la bibliothèque. Ce miracle de la brillantine culturelle, on le doit au Livre de Poche. Pour une somme modique, un Stendhal dépassant légèrement de la poche d’un imperméable, on emballait de l’Anglaise, de la Suédoise et de l’Allemande à tour de bras. C’était un temps où un Morand lu en diagonale valait toutes les rosettes et les Rolex. Ces manœuvres honteuses nous ouvraient les portes de la Communauté européenne à peu de frais. Mystère des lettres et des corps.
Les européennes se pâmaient à la vue de ces couvertures colorées qu’on laissait traîner un peu partout, dans les transports en commun ou sur nos lits d’étudiants. Elles devenaient folles, incontrôlables, quand apparaissait un Livre de Poche à l’enseigne d’Aragon, Bernanos, Chateaubriand, Claudel, Prévert ou Rimbaud. Merci Monsieur Filipacchi, grâce à votre idée de génie, compacter les Classiques, la littérature française s’est formidablement bien exportée. Vous avez, en outre, facilité tant d’échanges internationaux. Les jeunes hommes que nous étions ne l’oublieront pas de sitôt. Aujourd’hui que nous sommes moins souples, les Livres de Poche continuent de nous fasciner pour d’autres raisons. Ils nous renseignent sur les modes, les gloires du passé, ces auteurs autrefois encensés qui dorénavant se serrent la ceinture dans les caisses des marchands de livres d’occasion. Les Archibald Joseph Cronin, Pierre Nord, Pearl Buck, Daniel Rops, Han Suyin, Charles Plisnier, Armand Lanoux, Jean de la Varende, Marguerite Audoux, Georges Duhamel ou l’indétrônable Henri Troyat sont-ils encore lus de nos jours ?
Et puis, certains Livres de Poche fonctionnent comme des amulettes. On ne pourra jamais se séparer de nos numéros fétiches juste pour le plaisir des yeux. Ma combinaison gagnante : le 649, Aphrodite de Pierre Louÿs, le 2130 La Mandarine de Christine de Rivoyre, le 3230 Les pas perdus de René Fallet, le 2142 Paris est une fête d’Hemingway et le 2105 Le mépris de Moravia. Alors, longue vie au Livre de Poche.

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