CES ÉGÉRIES FÉMININES DES SALLES OBSCURES QUI ONT PEUPLÉ NOS VIES etY'A MARQUÉ LA POSTE

Le souvenir d’une actrice est une blessure d’adolescence que l’on porte toute sa vie. En accroche-cœur ou en médaillon. Moi, elle s’appelait Carla Gravina, elle portait les cheveux courts chez Philippe Labro et, dans son regard, une lutte intense se disputait entre une profonde tristesse et un magnétisme de tentatrice. Elle annihilait toute concurrence féminine au milieu des années 70, de Paris à Rome. Nous les avons tant aimées, ces filles de pellicule, inatteignables et équivoques, instables et fantomatiques, aguicheuses et totalement perdues. À la merci d’un réalisateur ou d’une vie souvent en pointillé. Elles aimantaient notre désir sur l’écran, flirtant avec la caméra, le temps d’une ou deux scènes dans une filmographie étique. Elles avaient le goût du secret. Elles n’abusaient pas de leur présence désarmante. Ces passagères fragiles vous fissuraient l’âme, à l’âge des premiers slows et des gin fizz.

Pas oubliées pour tout le monde

Aujourd’hui, je leur en veux beaucoup. Je les maudis même car elles ont considérablement modifié mon métabolisme en obstruant mes pensées. Après elles, j’ai couru toute ma vie à la poursuite d’emmerdeuses à la beauté cabossée, de papillons de nuit volages et éphémères. Elles étaient trop désarticulées, trop minces, trop fatiguées, trop éthérées, pas assez girondes et carrossées comme l’exige un produit de grande consommation. Leur physique étrange et pénétrant fuyait les standards tapageurs. Leurs seins ne pointaient pas en haut de l’affiche comme un affront aux bonnes mœurs. Elles n’avaient pas besoin de tous ces artifices pour faire exploser la société de l’intérieur. Leur jeu tout en organdi, leurs manières délicieusement maladroites et leur folie épidermique suffisaient à nous anéantir. Nous étions leurs esclaves consentants.
Combien de jeunes hommes ont fantasmé sur le carré sage de Geneviève Bujold, l’innocence gamine de Claude Jade ou le désespoir érotique de Jeanne Goupil. Ces actrices des Trente Glorieuses finissantes ont eu des carrières en dentelles, elles tutoyaient les sommets, puis très vite, elles furent aspirées par les abysses. La noirceur leur donnait une certaine allure. Loin des images lisses des stars trop encombrantes, leurs noms avaient presque disparu jusqu’à ce que Ludovic Maubreuil ravive leur flamme. Son essai « Cinématique des muses » aux éditions Pierre-Guillaume de Roux est une merveille d’érudition, de destins enfouis et de cette nostalgie salutaire qui nous maintient hors de l’eau. Assurément, le livre de l’été pour tous les enfants tristes qui ont perdu le sommeil en observant un jour, par mégarde, le minois sage d’Elsa Martinelli qui ne demandait qu’à exulter au bord d’une piscine amalfitaine. Pourquoi cet essai à la poésie précise, galerie vagabonde de portraits, est-il indispensable à notre survie ? « Ces actrices dont on a parfois de la peine à retenir le nom, alors que leur visage immédiatement nous parle, envoûtent en douce », nous répond l’auteur dans son avant-propos, histoire de fixer les bornes de son étude sentimentale. Les livres sur le cinéma ont la fâcheuse manie d’osciller entre la prétention crasse et le bavardage imbitable. Maubreuil, théoricien pointilleux, extrait de sa prose, une pulpe qui régénère. Ses hypothèses, ses analyses, ses certitudes ne finissent jamais en cul-de-sac idéologique.

Maubreuil ne snobe ni le nanar, ni l’art et essai

Archiviste forcené, acharné parfois, il essaye de comprendre la mécanique du désir, de son propre désir en usant d’un style plein d’allant et de superpositions. Et quand il touche au but, c’est-à-dire le portrait sur-mesure d’une actrice, son lecteur est comblé. On l’aura compris, Maubreuil aime les figures de second plan, les oubliées du caméo et les damnées du projo. Sa culture encyclopédique ne se limite à aucun genre, il ne snobe ni le nanar, ni l’art et essai. Il se faufile dans les allées des salles, à la recherche d’un visage jadis admiré, d’un corps convoité en secret, de ces émois d’enfance qui construisent l’adulte. Rarement, on a aussi bien écrit sur Mimsy Farmer : « le malheur la suit, jusqu’à ternir ses chevaux trop blonds » ; sur Claude Jade : « Est-elle mère ou amante, fille ou compagne ? Tout cela à la fois, bien entendu » ou sur Catherine Spaak : « Des épaules souples exigeant d’être saisies, mais sous une frange résolument enfantine ; de grands yeux cependant à peine plissés par le large sourire ; la démarche indolente qui n’empêche pourtant pas de passer son chemin : personne ne mérite vraiment Catherine Spaak ». Maubreuil voit tout, il s’infiltre dans les interstices pour saisir la vérité d’Édith Scob, de Tina Aumont ou de Cathy Rosier. Ses muses nous aident à respirer enfin.

ÉLOGE DU CALENDRIER,



J’ai décidé en ce premier week-end de déroger à ma règle et de vous proposer un vrai livre « utilitaire ». Il n’y a rien de pire que d’offrir un cadeau qui sert à un enfant, il vous en voudra le restant de sa vie. Ce livre n’est pas vendu en librairie mais au porte-à-porte par un ex-agent du service public. Il n’a pas la prétention d’égaler les plus grands auteurs du répertoire et cependant, il recèle à bien des égards toute la mythologie littéraire. Il est, par essence, le terreau de toute création artistique, un préalable à l’imaginaire, la preuve, il compile les prénoms et les rues. Il entrouvre des univers parallèles. À sa façon, il est aussi poétique que métaphysique, pratique qu’exotique. Il renseigne sur les jours de marchés. Il indique à l’habitant près, la population exacte de toutes les communes d’un département. Sérieusement, depuis combien de temps n’avez-vous pas lu quelque chose d’aussi pénétrant et mélancolique. L’ouvrir, c’est plonger dans son enfance. Vos aïeux surgissent à chaque page. Ma grand-mère ne se séparait jamais de lui. Elle le consultait presque quotidiennement et le manipulait aussi souvent que son chapelet.

Ce condensé de souvenirs à la mine rectangulaire se paye le luxe de vous apprendre l’origine des légumes oubliés et de lister les anniversaires de mariage (29 ans : velours ; 46 ans : lavande). Le langage des fleurs (la capucine pour l’indifférence ou le zinnia pour l’inconstance) y trouve également refuge. Le calendrier des Postes continue de perpétrer les usages qui font le lit de notre identité. Sa permanence dérisoire est un signe de modernité.

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