ET LA ROUTE DEVINT SILENCIEUSE ET LA RENTRÉE DU PELOTON AURA BIEN LIEU PAR TH. MORALES

Perception du bruit en confinement berrichon


À la campagne, le bruit des tondeuses couvre, d’habitude, le chant du coq. Au printemps, l’ennemi en zone rurale, ce n’est pas la basse-cour mais l’homme pressé de dilapider son temps libre. Au premier rayon de soleil, il retourne son lopin de terre avec une énergie suspecte. Il se fait entendre, de préférence, le dimanche, vers quatorze heures après le rosbeef trop cuit. Un signal secret donne le top départ du « Grand Prix de la tonte » dans tous les quartiers de l’hexagone. L’émulation gagne même les zones pavillonnaires. Ce Français se rappelle de ses ancêtres cultivateurs, il s’imagine en laboureur, en semeur, en gardien sourcilleux des parcs et jardins. Et si ce gazon revêche lui donnait enfin une consistance familiale et une raison de payer le crédit d’une résidence secondaire ? 

La virilité que l’époque veut bien nous laisser

Son épouse et ses enfants le regardent comme un étranger. Dès qu’il met les pieds dehors, il est obligé de s’agiter. Il pourrait construire des maquettes dans son grenier, s’intéresser à la philatélie ou jouer à la canasta, il s’y refuse obstinément. Son amusement doit être sonore, son honneur est en jeu, il est question de virilité dans cet acte libérateur. En rasant, chaque week-end, sa pelouse rachitique carbonisée par plusieurs étés caniculaires, il semble communier avec son arrière-grand-père, affirmer sa lignée agraire. Il faut voir dans cette coutume dominicale, une sorte d’héritage, de répétition qui confine à l’obstination. Son propre père lui aura appris deux choses essentielles dans la vie : allumer un barbecue et tondre en respectant les bordures. Il y met une telle force de conviction qui, reconnaissons-le, laisse les spectateurs de ce spectacle, à la fois admiratifs et angoissés. Je fais partie d’une autre race, celle qui regarde depuis mon enfance les espaces verts avec une certaine appréhension. Quand vous avez été élevé par un paysagiste latiniste, un orfèvre des massifs, un expert en plantes vivaces, le trauma est profond. À l’âge adulte, je suis encore pris de panique quand on prononce devant moi, des mots aussi inoffensifs que Euphorbia polychroma ou Thalictrum aquilegiifolium. Pourtant, je ne consulte pas et je n’ai jamais intenté un procès à mon père. Aux beaux jours, c’est donc à celui qui paradera sur le tracteur le plus puissant, le plus bariolé aussi. On se croirait dans les paddocks du Circuit du Castellet. Les écuries de course n’ont rien à envier à la démesure de ces nouveaux engins de jardinage. Il faut voir ces pilotes du dimanche, casqués et gantés, cintrés dans des combinaisons ignifugées, au volant de ces voraces machines tondeuses. Elles valent le prix d’une voiture sans permis et doivent abattre le 0 à 100 km/h en moins de cinq secondes. 

Plus un bruit

Tout ça, c’était avant le confinement. Il y eut bien dans les premières semaines, le beau temps aidant, une excitation compréhensible et légitime, l’occasion de se défouler avec la bénédiction gouvernementale du « rester chez soi ». Un derby s’est clandestinement organisé, entre les gens du bourg, ceux qui habitent vers l’étang et puis les excentrés de la zone artisanale. Chacun voulait afficher le jardin le plus net, le plus présentable, le plus chimiquement pur. Les greens du golf le plus proche ne pouvaient rivaliser avec cette concurrence déloyale. Et puis, chaque jour, l’entrain diminua, l’incertitude du déconfinement poussa le jardinier à l’introspection. Il délaissa sa bête de concours dans son garage. À peine, la nettoyait-il à la peau de chamois ? Les routes et les jardins devinrent silencieux. Seul le craquement des parquets, à la nuit venue, rassurait les dormeurs du Val de Loire. Les vieilles demeures continuaient à crier leur désespoir en libérant leurs rhumatismes. La différence entre un citadin et un rural se situe là. Quand on a vécu à la campagne, on s’est habitué à ces lentes agonies nocturnes qui terrifient les vacanciers. Les anciennes maisons nous font partager leur malheur, écoutons-les. Hier soir, avant de me coucher, je lisais cette phrase de l’écrivain A.D.G tirée de Je suis un roman noir (Série noire/Gallimard numéro 1692) : « La première et la seule richesse aujourd’hui, c’est le silence, l’existence ouatée est hors de prix ». Et bizarrement, j’aurais donné cher pour entendre le son agaçant d’une mobylette au pot trafiqué, signe d’une époque où la jeunesse de notre pays était libre de ses mouvements.

En septembre, le Tour de France se promènera de ville en ville 


Nous avons tous un petit vélo dans la tête qui tourne à plat. Le confinement, à défaut de renforcer notre cardio, fait pédaler notre imaginaire. Chaque soir, nous refaisons une étape de montagne, nous rêvons à ces échappées solitaires qui explosent en carte de France sur nos draps de lin blanc. Au réveil, aucune hôtesse pour nous féliciter ou nous offrir une peluche à la crinière sauvage. Les couronnes de fleurs sont mortuaires en ce moment. Nous passons des nuits agitées depuis que l’incertitude plane sur l’épreuve reine du calendrier. Car, cet été, le peloton ne passera pas dans notre ville. Dans un premier temps, nous avons dû encaisser cette mauvaise nouvelle. Des milliers de camping-caristes dépressifs pensaient même revendre leur résidence secondaire mobile, les sponsors dans le rouge se demandaient comment boucler le budget des équipes, les coureurs ruminaient des heures durant sur leur home-trainer et l’Union Cycliste Internationale jouait sa survie sportive. Le vélo sans le Tour, c’est comme un confiné sans son autorisation de se déplacer. Un mois de juillet sans la caravane publicitaire et c’est tout une nation qui vacille, nos départements qui s’effritent, nos congés payés qui ont le parfum des cahiers de vacances.


Notre identité s’est construite au bord des routes, l’oreille collée à la radio, l’attente sous un cagnard d’enfer, le pique-nique avec du à « l’ail » ou du salami, les bouteilles d’Orangina trop chaudes, les pronostics de pépé rappelant une anecdote de Geminiani ou de Darrigade, l’analyse scientifique d’un voisin expert en bordures, puis la délivrance enfin de voir les champions filer à la vitesse d’une mobylette sur le pas de notre porte. Ah oui, cette communion populaire marque durablement notre pays, lui donne son ossature, sa stabilité mentale aussi. Un peuple qui aime ses cyclistes, forçats du bitume, durs à la peine et au mal, rachète son âme devant n’importe quel dieu. Cette année, le Covid-19 n’aura pas la peau des Alpes, des Pyrénées, de l’arrivée sur les Champs, des cols, de la grêle, des sprints, etc… Le barnum de notre enfance s’élancera le week-end du 29-30 août de Nice puis prendra la direction de Sisteron, Orcières-Merlette, Villard-de-Lans, Mont Aigoual, il pointera sa « fable ronde » sur la façade atlantique du côté de Ré et d’Oléron, pour basculera à tribord, traversant l’Auvergne jusqu’à Champagnole, à quelques kilomètres de l’Helvétie. En septembre, nous aurons certainement les jambes en coton mais le cœur à la reconquête de notre territoire intime. J’ai hâte d’entendre l’ami Christian Laborde, poète vélocipédique et fabuleux conteur faire chanter les gloires du présent et du passé de son accent rocailleux, dans ses chroniques radio magistrales. L’Académie française devrait penser à lui, elle a déjà loupé Blondin. Je sais qu’il piétine d’impatience dans son refuge palois. 

En France, il y a le point zéro au pied de Notre-Dame, le mètre-étalon à Sèvres et le Tour pour structurer notre pensée. Souvenons-nous de ce qu’écrivait René Fallet dans L’Équipe en juillet 1967 : « Le Tour 40 n’eut pas lieu et il nous fallut attendre 1947 pour qu’un Vietto vieilli mais toujours Vietto servît de trait d’union tumultueux entre l’avant-guerre et l’après. Le Tour recommençait, cette jolie saison qui ne se brouille qu’à l’occasion des conflits mondiaux. Que ceux qui veulent sa perte y songent. Quand le Tour n’a pas lieu, les catastrophes sont à la porte ». Espérons que la crise sanitaire sera jugulée d’ici là. Nous pensons à nos frères italiens si durement touchés. Dans cette autre patrie du cyclisme, on vénère les champions, on garde en mémoire pieusement leurs noms. Je suis toujours autant ému en relisant l’article de Jean Bobet sur la mort de Fausto Coppi en 1960. L’Italie pleurait alors son idole. « Une foule silencieuse et recueillie de paysans descendus de toutes les vallées, de touristes surpris par l’affreuse nouvelle, de sportifs effondrés, amis accourus de tout le pays », ajoutant ces mots : « Je n’ai pas eu le courage enfin de présenter mes hommages à la Signora Giulia Occhini, que l’actualité a désignée sous le nom de la Dame Blanche et qui n’était en ce jour qu’une épave folle de douleur ». Le vélo, c’est ça des larmes et du sang, un spectacle aussi merveilleux qu’injuste qui met les Hommes face à leurs limites. Alors, comment ne pas être saisi, à soixante-dix ans d’écart, par cette phrase de Jacques Godet évoquant le Tour 1949 et le duel tactique entre Coppi et Bartali : « Étrange Tour de France, plus passionnant peut-être dans ses conclusions et par les problèmes qu’il pose pour l’avenir, que par son développement même ». Entre nous, quelle plus belle saison que septembre pour voir les coureurs jouer du dérailleur, vivement la rentrée !


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