LA FIEVRE DU SAMEDI SOIR ET LE CHEMIN DE LA COPIE par TH.MORALES

Le journaliste confiné subit une double peine. Il est bloqué chez lui, et on lui interdit d’écrire. Du moins, on le met en garde, on le prévient qu’il ferait mieux de se taire, bientôt, on lui demandera de faire les moissons, puis les vendanges, la rééducation paysanne est en marche. Ce travailleur indépendant qui ne vit que de sa plume, souvent sans aucun filet, doit prendre des gants pour s’exprimer. Que peut-il bien connaître de la souffrance qui secoue notre pays ? L’intellectuel précaire vit sous cloche, sa prose est perçue comme une insulte nationale. Une faute de goût impardonnable. Alors que l’hôpital explose, lui, cet inconscient, ce pisseur de copie, ce planqué des écritoires, ce barbouilleur de mots, continue de faire des lignes. Inlassablement, ce professionnel écrit comme le pâtissier pâtisse. Il n’a pas le sens des responsabilités. Ces gens-là, des lettres et de la presse, inutiles et sourcilleux, pigistes surnuméraires, ne savent pas se tenir en société. Ils n’ont même pas la peur du ridicule quand ils débarquent en province

Au pays de la liberté d’expression, les censeurs Mao-compatibles, chassent en meute, ces derniers jours. Ils ne critiquent pas le contenu des journaux de ces confinés, ils ne moquent ni leurs âneries, ni leurs petites compromissions, ni leur style imbitable, fondamentalement, ils leur dénient le droit de pratiquer leur métier. Avec eux, nos libertés individuelles seront, soyez-en sûrs, bien surveillées. Ils penseront toujours avec une muselière à la gueule, ils ont l’emprisonnement dans le sang. Que vous soyez un auteur inconnu, un écrivain célèbre ou un rédacteur coefficient 105 (vieille blague des salles de rédaction), vous n’avez qu’à la fermer et ranger vos crayons durant toute la crise sanitaire ! La fin de l’écrit est inscrite dans vos gênes. La soupe populaire en septembre, votre terminus des prétentieux. Si l’on avait interdit, un jour, à nos hommes politiques de dire des conneries, nos hémicycles seraient vides. Ici, je défendrai toujours un confrère, même une star des libraires dont le papier est truffé d’inepties et les prises de position sont involontairement comiques, car j’ai horreur des leçons de morale. L’écrit est, peut-être, le dernier espace où les passions futiles et contradictoires, le génie et la bêtise, la beauté et les souillures luttent dans un combat inégal. Car, à la fin, c’est le lecteur qui juge, qui décide si la chronique lui a été ou non profitable, s’il a été amusé, blessé, agacé ou conquis. Dans cette opération de séduction à deux, il n’y a pas de place pour le triolisme. Tout se joue entre l’auteur et celui qui reçoit son texte. Ce couple improbable, exclusif sans sexe apparent, encore que l’échange de mots soit plus impudique que les flux corporels, résiste à toutes les infidélités. J’ai connu des couples « auteur-lecteur » d’une longévité surhumaine qui défiaient les lois du temps.

Avant que l’on nous impose d’écrire avec une autorisation signée par la préfecture, pouvons-nous, au moins danser, chaque samedi soir ? Ou, là aussi, faut-il une dérogation spéciale de déplacement dans nos salons ? Les spécialistes de la mobilité vont pouvoir réviser leur logiciel, car le mouvement n’est pas seulement contraint dans les rayons des supermarchés et sur les routes de France, la circulation sera réglementée aussi dans nos appartements. Je le pressens. Alors, une bonne « playlist », c’est comme un bon polar. Il faut une ligne de tension qui dure toute une soirée, au moins pendant cinq heures, des plages de slow, des pics d’érotisme, des moments où la sueur exulte sur le visage, et puis des standards « Soul » qui se sirotent à la manière de ces cocktails caribéens. Derrière leur suavité estivale, ces tubes sont d’une âpreté assassine. Une bonne « playlist » doit surprendre, et, en même temps, ne pas négliger les classiques. Tous les DJ vous le diront, c’est la base du métier. Ne pas désarçonner le danseur, réussir à lui insuffler des sons nouveaux, tout en l’accompagnant sur la piste. Une bonne « playlist », c’est un travail d’alchimiste, oser s’aventurer sur des terres dangereuses comme l’Italo Disco des années 80, ne pas refuser un Sheila par principe de précaution, abuser sans modération de Pino d’Angio, d’Adriano Celentano et de Drupi, ne pas s’interdire un Line Renaud, son « Copacabana » est aussi doucereux que celui de Barry Manilow, ne pas snober les Donna Summer, Diana Ross, Gloria Gaynor et Minnie Riperton et encore moins une Sabrina ou Ricchi e Poveri. Et puis, toujours mettre un Nicoletta en exergue, « Fio Maravilla », par exemple car « Le reste de l’humanité descend des singes, les rousses, elles, descendent du chat » comme l’écrivait Marc Twain. Je suis partisan également de toujours placer un Julio Iglésias en apesanteur. Le crooner madrilène permet de reprendre ses esprits en milieu de soirée. Je préconise, par contre, d’ouvrir par « J’aime regarder les filles » de Patrick Coutin, certains trouveront cette introduction un peu cavalière mais elle a fait ses preuves. Et terminer la nuit avec un Teddy Pendergrass ou un Peter Skellern, à la limite un Roy Ayers et pourquoi pas un Nino Ferrer.


LE GRAND CHEMIN DE LA COPIE

Bientôt, plus personne ne se souviendra de la fabrication d’un journal papier. Jadis, les informations étaient le quotidien d’une poignée de forçats, le plomb et la plume remettaient, chaque nuit, leur titre en jeu. Quand on avait goûté à ce métier ingrat, ses odeurs, ses rancœurs mais aussi ses minuscules bonheurs comme d’avoir réussi à caler une dernière brève en der, toutes les autres professions nous paraissaient tellement fades. Les articles, la titraille, le ballet des colonnes et le charme des entrefilets nous empêchaient de dormir, seule la sortie du canard comptait. Nous vivions dans un casernement volontaire et peinions à nous séparer au petit matin. Cette compagnie-là, de mots et d’encre, tend à disparaître. Déjà, notre vocabulaire a des accents de langue morte. J’ai des frissons quand j’entends les mots « morasse » ou « marbre » prononcés au zinc d’un bistrot. Je salue le bonhomme d’un discret hochement de la tête car lui et moi savons. Cette intimité-là ne s’oublie pas. J’avais une vingtaine d’années la première fois où j’ai posé les pieds dans une rédaction. Ce monde-là avait ses us et coutumes. 

Pour vous faire adouber par les anciens, il fallait se plier aux règles presque militaires, aux hiérarchies souterraines et surtout rendre une copie propre. J’y ai appris une certaine rigueur et des réflexes professionnels. Le journalisme ne s’apprend pas en réalité, il se pratique dans la confusion et l’excitation. Comme un ex-drogué, l’urgence du quotidien me manque, cette électricité au moment du bouclage aura été autant pour moi une source de béatitude que de désillusions. La presse écrite nous procurait à tous, chaque jour, notre dose d’inconnu. Nous étions réunis telle une confrérie jalouse de ses prérogatives, chacun essayant de voler la vedette à l’autre, mais animée par un même but. L’édition du jour devait tomber à un moment précis et rencontrer inexorablement ses lecteurs. L’horloge était notre ennemi personnel, la panne mécanique d’une rotative, notre hantise. Nous évoluions alors sur un fil. Toute cette aventure qui semble aujourd’hui aussi ancienne et périmée que la Conquête de l’Ouest est admirablement racontée par André Baillon (1875-1932). Cet écrivain flamand de langue française a laissé à la postérité quelques romans follement désespérés et des chroniques sur le vif. Durant, une douzaine d’années, il fut employé au poste délicat de secrétaire de rédaction, notamment à La Dernière Heure. Par fil spécial paru en 1924 aux Éditions Rieder à Paris ressort chez les Suisses de Héros-Limite dans la collection « Tuta Blu ». 


Ce texte au tempo saccadé et aux riffs pénétrants est un témoignage essentiel sur une époque révolue. Il donne à voir et à entendre dans la fraîcheur des dialogues, toute une galerie de personnages, du patron de presse à la dactylo. Il y a du jazz dans ses lignes, avec en arrière-plan, la mélancolie clairvoyante des champs qui seront bientôt dévastés. Le numérique n’était pas né, d’autres menaces pesaient, le poids de la photo et de la publicité grignotait ce qu’on appelait « le gris ». Le texte luttait pour sa survie. La presse semble toujours avoir vécu sous l’effet de la crise et de la valse des actionnaires. Par fil spécial est précédé d’une très belle introduction signée Éric Dussert qui recontextualise sans pontifier. « Dans Par fil spécial, un homme sensible et un observateur doux – un écrivain de race-, André Baillon, trouve à décrire dans l’ironie, le hoquet des rotatives et le heurté de situations bigarrées un métier en pleines mutations technologiques, sociologiques et déontologiques », écrit-il, pour nous mettre en appétit. 


Avec sa paire de ciseaux et sa colle, le secrétaire de rédaction tentait d’organiser le chaos qu’est un journal. « Informations, articles, écho, prix du beurre, critiques de théâtre, ce qui entre dans notre journal devient de la copie, en passant d’abord sous le crayon du secrétaire. Modeste crayon ! Il met les titres. Il arrange, triture, corrige », voilà comment Baillon résume son sacerdoce et s’imagine en grand ordonnateur de la copie. 
Par touches pointillistes, l’écrivain multiplie les angles et transforme le papier en un organisme vivant et éphémère. Car demain, il faudra tout recommencer. Il se fait parfois grinçant ou tendre lorsqu’il évoque les hommes. Dans une entreprise de presse, il n’y a pas d’ouvriers. « Il y a les hommes des linotypes, les hommes des machines, les hommes de la clicherie. Entre eux, ils sont Camarades ou Compagnons. Ce mot sonne plus vrai qu’entre les journalistes qui s’appellent Confrères, ce qu’ils sont si peu ». On était fier d’appartenir à cette communauté-là.



  

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