MICHEL AUDIARD et LILIANE NE REFAIS PAS TES VALISES, ON RESTE A LA CAMPAGNE par TH. MORALES

Le dernier défenseur de la langue française fêtera son centenaire en mai prochain


Je vais panthéoniser Michel Audiard, le mettre sous cloche, lui construire un mausolée bien douillet, un panier garni tapissé de velours, le couvrir d’ors, oui, je vais faire reluire sa prose, oser la comparer aux maîtres-verriers de la Renaissance, je veux qu’il illumine désormais toutes vos pensées. Voilà quelle fut ma première réaction quand le rédacteur en chef Culture de Causeur sollicita mon magistère goguenard pour écrire quelques lignes sur le dialoguiste star, né en mai 1920. Le p’tit cycliste du XIVème arrondissement, seulement titulaire d’un chétif certif’, aura droit aux honneurs de l’exégèse ; à l’élévation d’une cathédrale sémantique, car c’est un gothique flamboyant dont vous ignorez certainement la geste chevaleresque. Je vous promets des envolées lyriques et, qui sait, nous tutoierons ensemble les profondeurs de l’histoire, nous effleurerons même cette identité française, si sauvage et taquine.

Le dernier témoin

À l’heure des multi-diplômés qui dirigent le monde, qu’un môme de Paris sans réelle qualification, sans le sou et « sans piston », ait réussi à se graver un nom juste par ses mots, ça me fascine. Je n’en reviens toujours pas. Il est le dernier témoin de la civilisation de l’écrit. Après lui, le déluge des images a noyé le texte, l’a relégué au rang de faire-valoir, de prothèse esthétique à usage des beaux parleurs. Nous ne mesurons que depuis très récemment les ravages de la syntaxe houleuse et de l’émoticône-roi. L’écrit s’est fait la malle au mitan des années 1990 dans les brumes de la mondialisation qui avait décidé, en haut lieu, de le sacrifier alors que pendant des siècles, on l’avait sanctifié. L’écrit, élitiste par nature et inflammable par destination, n’était décidément plus compatible avec cette nouvelle société inclusive plus sérieuse qu’un conclave. Les bibliothèques devinrent des asiles de fous, les librairies des foyers de résistance et les écrivains des surnuméraires. On les tolérait encore par-ci, par-là, comme un élément pittoresque du paysage culturel, leur utilité patrimoniale permettait de raviver à moindre coût le tissu économico-touristique des terroirs enclavés. La littérature comme tour-operator. George Sand sert aujourd’hui de tête de gondole aux produits du Berry, on connait mieux sa recette des œufs au vin que ses romans ruraux.


Casquette vissée et clope au bec

La gueule d’Audiard, casquette vissée et clope au bec, rameutera demain des millions de petits Chinois venus visiter les catacombes ou le lion de Denfert. On le distribuera en magnet dans les magasins Darty pour tout achat d’un frigo neuf. Il en va ainsi des icones commerciales, leur marchandisation n’a aucune limite. Son œuvre sera recyclée et absorbée jusqu’à ce qu’on oublie sa propre dramaturgie, l’attelage improbable d’une nostalgie poignante et l’humour désespéré des bistrots. Sa patte si singulière et peu amène avec l’espèce humaine sera balayée. On ne retiendra plus que la gloriole scénique en oubliant les humeurs vagabondes, les ferments des démons intérieurs, les cris dans la nuit. Il n’y a plus que les séminaristes et les indigents pour croire aux vertus du verbe, à son pouvoir quasi-magique de transcender l’existence. Car, ne vous y trompez pas, le contact avec la prose d’Audiard, peut plonger dans l’abîme. Oui, vous allez rire, pétarader, fanfaronner, et puis vous serez saisi par le doute et l’effroi. Oui, vous tremblerez car ce rigolo pudique et complexe n’écrit jamais à blanc. Il charge ses phrases. Elles siffleront comme les balles de l’ennemi au-dessus d’une tranchée. Le cinéma de papa, les alcools suicidaires et les écrits des réprouvés faisant partie de ma panoplie hussard, amoureux des voitures à essence pour aggraver mon cas, c’est dire mon état de précarité dans la société actuelle. Je resterai son homme de bar, son fan béat. En quoi suis-je habilité à évoquer la mémoire d’un type que je n’ai jamais rencontré et qui a fait l’objet d’innombrables biographies aussi épaisses que le bottin ? On ânonne ses phrases dans les hémicycles et les dîners en ville. De Pantin à l’Hôtel de la Trémoille dans le VIIIème, sa résidence d’artiste, la France parle le Audiard par esprit de contradiction et par amusement benêt. 


Admirez l’artiste

La postérité n’est qu’un cache-sexe, elle masque les intentions premières, elle nie les parcours chaotiques, elle résume et finit par esquiver. Toute célébrité repose sur le mensonge. Je ne prétends pas vous dire la vérité sur l’homme, simplement me souvenir que cet écrivain de l’écran a inventé plus qu’un style, une manière de mettre à distance les événements et d’enjoliver la conversation. Si revoir les films dialogués par Audiard procure un plaisir presque physique, les mots de ses romans coulent comme l’eau vive dans mes veines. Alors, je me tais. Et je vous laisse juge. Admirez l’artiste : « Tandis que là-bas, dans l’Est, la Ligne bleue des Vosges semblait n’être plus qu’un souvenir, l’éclairage « anti-aérien » bleutait les soirs de Paris. C’était assez joli. Les réverbères ressemblaient à des boules de méthylène, les verrières des gares paraissaient surplombées d’un ciel d’Azur. Même une ravelure comme la gare Montparnasse prenait un petit air cannois. » Le p’tit cheval de retour – Julliard (1975)

Tout le monde n’a pas eu la chance de naître dans le XIVème arrondissement. L’Air de Paris donnait de la légèreté aux répliques et le détenteur d’une casquette à carreaux s’avérait être, de facto, un as du stylo. A cette époque-là, se prévaloir d’un lien de parenté avec un acteur, sortir d’une grande école de cinéma ou pétitionner à tout-va étaient de vrais freins à la carrière. On se méfiait du piston comme des galons, les talents se puisaient au fil de la Bièvre. Si vous aviez eu la chance de fréquenter la Communale de la rue du Moulin-Vert, de servir la messe comme enfant de chœur à Saint-Pierre-de-Montrouge vers Alesia et que votre terrain de jeu avec les copains se nichait dans le Parc Montsouris, vous étiez l’élu du box-office.

Un Parisien pure souche dont le pavé était l’indépassable horizon

Quelles plus belles humanités pour un garçon que de s’imprégner quotidiennement d’un Paname encore protégé de la folie destructrice. Si, en plus, vous aviez en pogne un CAP de soudeur, les Champs-Elysées s’ouvraient à vous : sportives italiennes, contrats à sept chiffres, lettres majuscules en haut de l’affiche et actrices en pamoison à la seule vue de votre calvitie. Avant de se mettre au vert, du côté de Dourdan, Michel Audiard (1920-1985) demeura un Parisien pure souche dont le pavé était l’indépassable horizon. De cette enfance populaire, il en a tiré une verve bistrotière. Et ses lectures érudites lui ont permis de réécrire, à sa façon, narquoise et nostalgique, la mythologie d’une capitale sous cloche. Philippe Lombard vient de sortir aux éditions Parigramme : Le Paris de Michel Audiard – Toute une époque ! . Un vade-mecum qui retrace l’épopée audiardesque de la Porte d’Orléans à l’avenue George-V, qui recense les lieux de tournage et, plus généralement, tous les endroits intra-muros que le scénariste-réalisateur-écrivain a foulés durant sa vie. « Le Paris d’Audiard est donc celui d’avant-guerre, d’avant les désillusions sur la nature humaine, le Paname des bistrots du coin, des bougnats, des Halles… » avertit l’auteur, en guise d’amuse-bouche.

Cap vers la Rive Gauche de Paris

Ça commence non loin de Denfert, dans cette Rive Gauche jadis plébéienne et gouailleuse, qu’Audiard n’hésitait pas à dézinguer. « On a les monuments les plus laids de Paris » avançait-il, pour souligner la tranquillité du quartier. A l’entendre, un repoussoir à touristes. Le Lion de Belfort lui inspirait des aigreurs d’estomac, le qualifiant même de « crapulerie de bronze ».  Il était plus tendre avec le marché du boulevard Edgar-Quinet et la rue de la Gaîté. Inscrit à l’Union Vélocipédique du XIVème, le p’tit cycliste fit la connaissance d’André Pousse, un seigneur du Vel d’Hiv, et entra à jamais au royaume de la petite reine. On se promène avec Audiard dans une ville occupée par les allemands avec son lot de malheurs : l’exode, le marché noir, la délation, la nécessité de trouver à manger et d’échapper au STO. Cette période sombre s’achèvera par une Libération au goût tout aussi amer, l’épuration sauvage et le lynchage à mort de Myrette, une môme du quartier, lui donnèrent à jamais la nausée. En un tour de piste, le livreur de journaux se retrouve critique cinéma, puis virtuose du scénario sous l’œil d’André Hunebelle. Il est temps de quitter le populeux XIVème pour arpenter le Triangle d’or. Le monde du cinéma tourne autour du Fouquet’s. Les « Premières » se déroulent au Balzac et les affaires se signent dans les palaces alentour. Le poulbot s’est bien acclimaté au luxe. Il a pris possession de la chambre 102 à l’Hôtel de la Trémoille, il y écrit désormais et reçoit ses amis de passage. Patrick Modiano ou Jean Carmet lui rendent visite.
Ce petit guide fort bien illustré fourmille de références et répertorie de nombreux « sites cinématographiques » (maisons closes, commissariats, hippodromes, etc…) ainsi que les professions parigotes prisées par Audiard à l’écran (taxi, truands, policiers, filles de rue, etc…). Saviez-vous, par exemple, que l’accident de solex, en ouverture de « Tendre poulet », comédie de Philippe de Broca qui oppose Philippe Noiret et Annie Girardot a été filmé à l’angle de la rue de Poitou et de la rue Debelleyme dans le Marais ?



CORONAVIRUS : LILIANE NE REFAIS PAS TES VALISES ...


C’est décidé ! Je reste dans le Berry ! Improductif à la ville ou dans un village, quelle peut bien être la différence ? Les surnuméraires comme moi comptent pour des prunes. Mon inutilité actée comme disent les communicants, je demeurerai désormais aux champs. 
Le Président a validé mon choix de vie, hier soir, à vingt heures. À moi, le bon air de la campagne et les colonnes de moissonneuses-batteuses qui bloquent la circulation à la période des moissons, dans un brouillard de poussières. Un halo d’allergènes qui m’empêche d’y voir clair, l’été, à plus de dix mètres, j’en éternue d’avance. C’est toute mon enfance qui resurgit dans la fenaison, j’ai fait la fortune des pneumologues. J’en croise souvent un à la retraite qui me salue au volant de sa Jaguar climatisée. Outre la bénédiction de l’Élysée, j’ai toujours eu un faible pour les reines de comices. Le folklore rural a résisté aux assauts d’un féminisme éruptif. Y voir un spectacle dégradant, c’est manquer assurément de cœur et de vision historique. Je ne trahirai pas ma province. Je me vois en « Hugh Hefner du Boischaut », je théoriserai, un jour, le concept de « la fille du paysan d’à côté », autrement plus érotique et sensuelle que votre voisine de palier. On ne trouve pas encore chez ces jeunes femmes, infirmières, institutrices ou employées à la coopérative agricole, l’amertume des « Community Manager », « Chief Happiness Officer » et autres attachées de presse au bout du rouleau. Elles n’ont pas dans le regard ce que j’appelle l’instinct de la défaite. Elles ont déjà pleinement conscience que leur travail ne sert à rien, qu’il est inepte et dégradant, elles ravalent cependant leur fierté sous des dehors outrageusement positifs. Et elles commencent à avoir honte de ce jeu débile qui les salit, chaque jour, un peu plus. Les féministes pourraient les aider à se sortir de cette spirale infernale du « bullshit job ». Le « boulot à la con » est un horizon indépassable pour cette génération Y. 


Moi, je suis né sous Giscard, je ne confonds ni les X, ni les Y, Aldo Maccione me fait rire et je milite pour le fromage de tête dans les cantines de France. J’aspire tout de même à m’exfiltrer du bourbier parisien. Comme mes camarades trentenaires, je fais le rêve impossible de concilier emploi digital et quête de sens, réseaux sociaux et locavore attitude, AMAP et Insta, Skype et pêche à la ligne. J’avoue que le « en même temps » est tentant dans la situation actuelle. Profiter de l’économie numérique, les pieds dans la glaise, ce don d’ubiquité semble inaccessible à moins d’être rentier ou éditorialiste sur les chaînes d’info. Ce confinement sera-t-il le déclencheur d’un énième retour à la terre ? Après 68, il y a eu ce mirage-là, on sait les cicatrices qu’il a laissées dans la tête de ces néo-ruraux. L’atterrissage fut terrible. Je continue à préférer « Peur sur la ville » de Henri Verneuil au ciné que « course à pied après 19 heures » sur les quais. Aujourd’hui, le virus nous oblige pourtant à choisir notre camp. Je ne veux pas être ce résident secondaire que décrit si bien le Jalignois-sur-Besbre René Fallet dans Un idiot à Paris (Folio/Numéro 2193) : « Le citadin en vacances a beau rouler des mécaniques devant le paysan, il se sent malgré tout frustré, même sans savoir pourquoi au juste, au bord extrême d’un monde qui lui est fermé, au seuil des saisons qui se rient de lui, d’une nature d’où il a été chassé, d’un mystère qui ne sera plus pour lui éclairci ». Si j’ai emprunté le prénom de Liliane dans le titre de cette chronique, c’est par tendresse et nostalgie pour une époque où je regardais Thierry Le Luron à la télévision avec mon grand-père. Georges Marchais, n’en déplaise aux nouveaux apparatchiks de la transparence, c’était encore mon vieux monde avec ses certitudes et ses chapelles, on ne vivait pas dans un Gloubi-Boulga de l’indifférence. Quand on croisait un type ou une voiture dans la rue, on savait par son style ou sa façon de se déplacer à qui on avait affaire. Tout le monde ne portait pas la même gueule satisfaite sur le visage. En septembre prochain, j’aimerais retrouver cette impression de plénitude. Nous allions avec pépé voir ses quelques arpents de vignes, nous observions, en silence, le long labeur de la nature, son incertitude et son miracle à venir. Nous chérissions nos Côteaux de Loire. Un peu plus loin, en Bourgogne, l’écrivain Jean-Claude Pirotte, dans Mont Afrique (Folio/3563), mettait des mots sur notre communion d’un jour : « Il y eut la vie secrète et frileuse à la Maladière, l’automne épuisé de lumière funèbre, et le plain-chant, soudain, de la vigne rousse au bord du ciel comme un sursaut d’allégresse brutale ».


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