LE BOUL'MICH' ORPHELIN DE BOULINIER ET LE 21 JUIN RIESTER MAINTIENT LA FETE DU BRUIT par ISABELLE MARCHANDIER

Isabelle Marchandier se rappelle ses visites chez le libraire aux stores rouge, alors qu’elle était étudiante.


Après la Hune, les éditions Puf, c’est au tour d’un autre temple emblématique du Quartier latin de disparaître. Le 15 juin prochain, Boulinier, la librairie de livres d’occasion bien connue, mettra la clef sous la porte, faute de pouvoir payer un loyer devenu exorbitant. L’annonce n’a pas fait grand bruit et c’est bien dommage.

Une institution du Quartier latin de plus qui disparait

Située à l’angle de la rue Serpente et du Boulevard Saint-Michel, cette institution trônait depuis 82 ans entre Gibert Jeune et Gibert Joseph. Reconnaissable de loin par ses stores rouge vif, la librairie d’occasion a su résister pendant toutes ces années à l’invasion progressive de coffee shop, de fast food, de boutiques de téléphonie mobile, de vêtements et de chaussures bon marché. 
Boulinier était le passage obligé des étudiants en prépa, en droit à Assas, des sorbonnards thésards et de bien d’autres jeunes gens assoiffés de découvrir penseurs, écrivains, théoriciens qui ont forgé, par leurs grandes œuvres immémorables, notre culture et notre mémoire collective. Leurs professeurs émérites leur enseignaient que pour comprendre le monde tel qui va aujourd’hui, il fallait s’approprier l’héritage du monde d’hier. Dès lors, une quête qui semblait infinie était lancée…


Débouler sur le Boul’Mich, c’était comme partir en expédition et chaque arrêt était abordé comme un site à explorer. Si le livre tant recherché était introuvable chez Gibert, les archéologues du savoir se précipitaient le cœur battant chez Boulinier, en espérant y trouver le précieux ouvrage dans les rayons bien achalandés. 

Ces rayons où je ne flânerai plus…

Pendant cette quête, le temps suspendait son vol. Souvent, l’aventure durait des heures. La flânerie dans les rayons était l’occasion de découvrir des livres rares à des prix abordables. Renouvelé par les bibliothèques de particuliers, le stock recelait de livres anciens inconnus du grand public comme Les lettres de Mme de Staël à la belle Juliette Récamier, des essais de penseurs révolutionnaires russes oubliés dans les cachots de l’histoire ou bien encore les mémoires d’un auteur libertin aux mœurs sulfureuses. Mettre la main sur des livres de la sorte était synonyme de belle prise. Son acquisition, un trésor qui promettait un enrichissement culturel assuré !
Au fil du temps qui s’égrenait, le sac se remplissait d’autres bouquins que le livre initialement recherché. Et au moment de payer, les billets réservés aux pauses déj étaient aisément sacrifiés, les nourritures terrestres ne pouvant rivaliser avec les nourritures intellectuelles. Dépenser ses économies d’étudiant chez Boulinier ou chez Gibert était loin d’être une perte et représentait un investissement sur le long terme.

Aujourd’hui, Amazon nous donne bien entendu également accès à des ouvrages rares et anciens, mais le prix est souvent plus élevé, même d’occasion. Mais surtout, acheter en ligne est une démarche radicalement différente. L’exploration sur son navigateur internet ne peut s’assimiler au plaisir de la flânerie dans une librairie, où, au détour d’un rayon, on peut tomber sur un ouvrage dont on ne connaissait même pas l’existence. Le hasard n’existe pas sur Amazon. Continuer à se rendre chez les libraires revient à sortir des radars des achats téléguidés par l’historique des recherches et à acheter en sous-marin des livres loin de la transparence des algorithmes. 

Ici, c’est la France!

La disparition de Boulinier s’inscrit dans la lente désagrégation de notre héritage culturel. Les librairies des villes ferment les unes après les autres, souvent remplacées par des agences immobilières où on s’aperçoit bien trop souvent qu’un bon nombre d’appartements mis en vente sont  dépourvus de bibliothèques. Signe manifeste d’un pays qui souffre non seulement du Covid-19 mais d’une amnésie culturelle de plus en plus prégnante ? La France sans librairie sera-t-elle encore la France ? La question ne vient pas agiter les esprits de nos politiques et surtout pas celui du ministre de la Culture, plus occupé à organiser l’édition 2020 de la Fête de la musique que de sauver le patrimoine livresque… En effet, il n’y a aucun fond de solidarité ou de plan de relance prévu, ce que plus de 600 intellectuels ont déploré dans le Monde samedi dernier.
Avant de divaguer sur le monde d’après, pourquoi tous ceux qui prétendent défendre l’exception culturelle française n’envisagent-ils pas d’abord de sauver le monde d’hier dont l’héritage est dilapidé dans l’indifférence ? Il est presque certain que le 16 boulevard Saint Michel sera bientôt l’adresse d’un opticien qui vendra des lunettes made in China ou d’un énième fast food qui viendra enlaidir encore plus ce boulevard fréquenté autrefois par des étudiants qui flânaient le nez au vent loin d’imaginer que dans un futur proche ce nez allait être masqué.




Il y a une très forte aspiration à reprendre une vie normale, mais programmer la Fête de la musique en juin apparaît en revanche comme particulièrement irresponsable.


Franck Riester est-il le digne fils spirituel de Jack Lang ? En tout cas, il en prend le chemin. Le placide ministre de la Culture est enfin sorti du silence assourdissant dans lequel le mettait son rôle de gratte-papier en chef, joué début mai, sur les planches élyséennes, lors du discours survolté du chef de l’État au monde de la Culture. Dégagé de l’éclipse jupitérienne, Franck Riester a donc repris la parole, vendredi dernier, pour annoncer le maintien de la sacro-sainte Fête de la musique qui aura bien lieu le 21 juin, comme tous les ans depuis 38 ans. Ouf ! nous voilà rassurés. 
Car après l’annulation de Cannes et d’Avignon, ces deux grandes messes culturelles virant à l’orthodoxie moralisatrice, de la série de tous nos festivals de musique, des Vieilles charrues à Rock en Seine en passant par les Solidays, et sans oublier la grande marche colorée des Fiertés, il fallait bien que résistât un événement festif, gravé dans l’agenda des bacchanales républicaines grandes annonciatrices de la période estivale. 


Jack est emballé!

Alors non le virus ne dilapidera pas le précieux héritage de Jack. Le père du grand tintamarre festif déguisé en célébration mondiale de la culture musicale, s’est d’ailleurs empressé de féliciter son disciple d’un tweet transpirant d’hédonisme fraternel :
« Bravo à @franckriester de préserver la #FeteDeLaMusique. Que mille idées surgissent partout dans le pays pour que la @fetemusique soit, plus que jamais, une fête de l’amitié et de l’espérance ! » 


Quel bel enthousiasme! On apprécie le zèle dont le Président de l’Institut du monde arabe a fait preuve en appelant à appliquer l’injonction présidentielle lancée en bras de chemise et cheveux en pétard, de « réinventer notre été et d’en faire un été apprenant et culturel
Quant à Franck Riester, il promet de « proposer quelque chose qui ait de la gueule, qui permette aux Français de chanter, de jouer de la musique, sans prendre de risques. »
Le 21 juin, les Français pourront donc s’unir avec tous les citoyens du monde pour casser leurs voix, tambouriner, mixer des sets et se défouler dans une atmosphère d’où il sortira la plupart du temps plus de bruit que de musique. Mais ne soyons pas trop rabat-joie. Après tout, pendant ces deux mois de confinement où, quotidiennement à 20h, les concerts de casseroles étaient organisés aux balcons, certains ont pu améliorer leur swing et leur mix. Le jeune DJ qui avait fait danser, un peu malgré lui, une trentaine d’individus en dessous des fenêtres de son logement parisien en avril dernier pourra de nouveau mettre à tue-tête « Laissez moi danser » de Dalida sans craindre de se prendre une prune. Et, il pourra même s’installer dans la rue puisque comme l’a suggéré le ministre, en dépit de la circulation toujours active du virus, la fête pourra bien se tenir à l’extérieur. 

En même temps irresponsable

Voilà encore une belle illustration de l’inquiétante schizophrénie macroniste telle qu’elle s’est déjà illustrée à la veille du confinement par le maintien du premier tour des élections municipales, ou plus récemment à la SNCF, laquelle condamne un siège sur deux dans le train alors que les compagnies aériennes peuvent faire vol plein. 


Mais revenons à la Fête de la musique qui illustre le « en même » irresponsable de la politique macronienne. En effet, comment comprendre qu’on puisse interdire un rassemblement au-delà de dix personnes et la consommation d’alcool sur les berges de Seine, le canal de l’Ourcq et le canal Saint-Martin, et en même temps autoriser un événement qui commence toujours de façon bon enfant mais qui se termine irrévocablement par une beuverie généralisée? 
Comment faire respecter la distanciation sociale lorsque la fête se finit parfois en raves parties sauvages, où les fêtards relancent le son au-delà de l’heure autorisée en guise de rébellion? La fête sans débordement dans la plupart des grandes villes est quasi impossible en France, on le sait bien. 

Qu’en pense le conseil scientifique?

Et avec la fête de la musique on connaît la chanson, c’est écrit d’avance, il suffit de suivre la partition : à 18h, c’est apéro au rosé en famille, avec les gamins qui se courent après, devant un orchestre de jazz improvisé. La nuit tombant, les esprits s’échauffent et le cocktail alcool, joint, coke, et autres smarties hallucinogènes commence à faire son effet. Cette fête musicale du joyeux vivre ensemble se mue toujours en triste défaite, bien souvent assombrie par des bagarres et des noyades mortelles, comme l’an passé à Nantes. 


Pour cette édition 2020 de la Fête de la musique, un invité de marque est à compter dans les rangs des possibles perturbateurs : il s’appelle Corona et pourrait faire des ravages !  À l’heure où la réussite du déconfinement est tributaire du civisme et de la responsabilité de chacun, organiser une fête dont on sait pertinemment qu’elle sera le prétexte à un défoulement propice aux chaînes de transmission du virus, est inconséquent. 
On ne peut qu’être étonné du silence radio de Jérôme Salomon et du conseil scientifique pourtant si loquaces ! En tout cas si on attendait une date pour la seconde vague, on peut remercier le ministre de la Culture de nous l’avoir peut-être donnée!





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