LA FRANCE ETERNELLE DE SEMPÉ et QUE LISAIT-ON SOUS L'OCCUPATION par TH. MORALES

Dans un monde dévasté, l’idée même d’une France éternelle se brouille à l’horizon. Comme si nos fondations ne tenaient qu’à un fil. Comme si l’avenir allait engloutir tout ce qui, jadis, nous constituait intimement, spirituellement et charnellement. Nous errons dans une globalisation tels des funambules de l’Apocalypse. Sans héritage ni espoir. N’ayant à partager que de la rancœur et des indignations successives. Nous avons perdu le sens du beau et du tragique, pour se terrer dans l’émotion factice et l’indécente transparence.

L’échappée solitaire

Notre identité mouvante et instable, nostalgique et poétique, insaisissable et pourtant si lumineuse, apparaît trop souvent sous le masque ricanant du cynisme. Cette semaine, il a fallu un incendie pour que la capitale vibre à nouveau dans sa pierre, pour que les individualités se taisent juste quelques minutes, que le silence ne soit pas perçu comme un aveu d’échec.
Nous avons été happés par les flammes et le sentiment que notre maison brûlait, que les dérèglements étaient en marche, que nous ne maîtrisions plus rien du tout. Dans ces moments de doute et de colère, nous avons la tentation légitime de nous réfugier ailleurs, de nous extraire, un instant seulement, de cette terrible nasse. Une volonté d’échapper à notre destin, comme si c’était possible, comme si nous avions le choix de laisser notre esprit vagabonder à sa guise, d’oublier les injonctions de la société, de respirer le parfum d’un champ de lavande, de conquérir une départementale à bicyclette, à la force des mollets.

Sempé dessine le paradis terrestre

Notre nature rêveuse n’est pas un frein à notre émancipation. Il y a du panache à faire un pas de côté et à simplement se poser. La frénésie n’est pas une fin en soi. Certains trouveront cette attitude déplorable, une forme d’abandon et de renoncement. Une défaite de plus à notre triste palmarès, nous en avons l’habitude. Quand les menaces nous encerclent, il existe encore des territoires vierges que les salisseurs de mémoire n’ont pas encore saccagé. Nous y musardons avec délice.
Une bulle où notre pays se ressourcerait, s’apaiserait et s’élèverait. Les dessins de Sempé sont cette bouée de sauvetage dans l’océan d’indifférence qui nous entoure. L’artiste a toujours mis le réel à distance, les souffrances de ses personnages se soignent par du mercurochrome. Il n’a jamais prétendu portraiturer une France pleine d’injustices et de drames. Il laisse à d’autres le plaisir de noircir l’existence, de se vautrer dans la violence et l’aigreur. Sempé nous parle d’une France sous cloche, d’une image d’Epinal dépassée, issue des « Trente glorieuses » probablement, d’une parenthèse enchantée mais il dessine tout de même un idéal commun. Un rêve à hauteur d’hommes. Une fraternité du quotidien.

La France des facteurs à vélo

Chez lui, les fractures sont plus fémorales que sociales. Ne croyez pas qu’elles soient moins douloureuses et sensibles. L’âme trinque aussi dans son univers, en sourdine, sans importuner son voisin. Les joies et les misères n’ont pas besoin d’un surligneur grossier, Sempé décrypte nos petites torpeurs intérieures. Son imaginaire presque désuet vous paraîtra indolore, et il vous poursuivra cependant toute votre vie. Cette fausse légèreté qui semble sortir d’une carte postale dentelée, des routes cernées de platanes sans radars, des places de village somnolentes où le facteur à vélo distribue sereinement le courrier et le charcutier travaille le jambon à l’os. Oui, tout ce décor a quelque chose de dérisoire et de futile, c’est pourquoi il est essentiel, voire consubstantiel à notre équilibre mental.

L’historien Jacques Cantier nous offre un panorama du livre sous les années noires de l’Occupation.


Produit de consommation depuis bientôt quarante ans, le livre surnuméraire a perdu son mystère et sa mystique. L’inflation éditoriale l’a rendu presque transparent, voire d’un commun déprimant. Il est le témoin malade d’un vieux monde, probablement notre dernier rempart avant l’acculturation complète et la soumission au royaume de l’image. Confronté à la concurrence déloyale des écrans, il semble désuet dans son costume cartonné et ses manières étriquées BCBG, il est le ringard de la classe médiatique. Le fayot qui flatte l’orgueil des profs et nous rassure sur feu notre magistère intellectuel sérieusement écorné quand on analyse froidement notre production annuelle. En France, on n’a pas de pétrole mais une édition florissante largement subventionnée.

En pleine guerre, que lisait-on?  

Alors, chaque semaine, des centaines de couvertures sont déversées derrière les vitrines dans la quasi-indifférence. Tel un marronnier, le livre refait surface à l’automne, durant la saison des Prix, après marchandages et copinages, on l’oublie aussi vite qu’un amour d’été à la plage. Le libraire s’est transformé en manutentionnaire, plus cariste qu’ecclésiaste. Le critique littéraire, genre dévoyé, cachetonne pour payer ses cigarettes. Les revues n’ont plus l’imprimatur sur les cercles bien-pensants. Les auteurs à succès se comptent sur les doigts d’une main. L’immense majorité des écrivains tend la sébile. Et la machine à publier continue de produire, inconsciente et incontrôlable comme tout organisme vivant. Tout ça ronronnera jusqu’à l’extinction du domaine de la lutte. Mais, une question poursuit les amoureux du livre (ces fétichistes qui fouinent dans les boîtes des bouquinistes) : c’était comment avant ? En pleine guerre mondiale, que lisait-on ? On pressent que le livre avait une valeur existentielle, qu’il était un sésame pour la liberté d’esprit, une échappatoire vers l’ailleurs, ou, peut-être, avons-nous trop idéalisé les périodes noires où il se faisait si rare. Objet de convoitise(s), instrument de propagande, marché noir et compromissions, le livre renferme tant de fantasmes.

Mémoire des écrivains 

Jacques Cantier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean Jaurès et chargé de cours à l’Institut d’Etudes politiques nous livre, pour la première fois, une histoire des livres, lecteurs et lectures entre 1939 et 1944. Lire sous l’Occupation au CNRS éditions rend compte de l’activité des éditeurs, de la loi de l’Occupant et de Vichy, du réseau des bibliothèques sur l’ensemble du territoire, du prix du papier jusqu’aux stocks, véritable trésor de guerre, et même des enjeux autour du réseau de distribution du groupe Hachette. Vous saurez donc tout sur ce vice impuni, de la drôle de guerre à la Libération. Bien mis en perspective, riche en détails, tableaux et statistiques à l’appui, suivant la chronologie des faits, ce document recense la parole des écrivains (Michel Mohrt, Michel Déon, Jean-Claude Carrière, Jacques Brenner, Roger Grenier, Jean-Jacques Pauvert ou Flora Groult) pendant les événements dramatiques. Ces différents éclairages rendent le propos de Jacques Cantier très vivant, au plus proche des réalités du temps passé. Les habitudes de lecture y sont particulièrement bien rendues, les atmosphères dans le métro notamment, en stalag ou au front, la part du livre scolaire dans le programme républicain et ensuite dans l’idéologie de la Révolution nationale.


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