QUI A TUÉ FÉLIX POTIN et MARIE LAFORET par TH. MORALES

Les souvenirs sont trompeurs. Ils travestissent toujours la réalité historique. Né dans une génération où le supermarché a souillé les abords des cités, je n’ai connu que les néons aveuglants et les larges allées. Le caddy fut ma canne blanche. L’épicerie de quartier me semblait une étrangeté, une survivance interstellaire, une légende des temps immémoriaux. Le commerce de proximité, une aberration économique. Les anciens en parlaient à la veillée comme on évoque le décolleté ravageur de Martine Carol ou l’intégrité d’un homme politique. Nous avons été élevés dans le culte de l’Hyper. L’effet grossissant a occulté notre mémoire. La frénésie du prix bas a guidé nos cabas. Alors, quand j’entends prononcer le nom « Félix Potin », je suis perplexe sur son existence même. Cette chaîne virtuelle me paraît sortir de l’imagination de Sempé dans son album Un peu de Paris, une image d’Epinal censée nostalgiser notre modernité abjecte. Les B.O.F ont cessé d’exister depuis que les beaufs ont pris le pouvoir.

Dois-je vous l’avouer ? Je n’ai jamais franchi le seuil d’un magasin Félix Potin. A la vérité, je doute sérieusement de sa matérialité comme des soutien-gorge à armature conique. Pourtant, si je réfléchis bien, je crois avoir déjà vu une vitrine Félix Potin dans un livre de photographies, était-ce chez Doisneau ou Ronis ? A moins que ce ne soit dans un vieux Léo Malet ou Henry Miller de l’époque des Jours tranquilles à Clichy.

Marie Laforêt 1939 – 2019


Chacun d’entre nous a une Marie Laforêt personnelle, secrète, dirais-je même. Sa Marie Laforêt enchantée du fin fond des âges. Chatte sauvage et fuyante comme un baiser volé. Le métier n’aura pas réussi à te dompter en cinquante ans de carrière. Beauté sixties qui griffe au moindre mot de travers. Peut-être, l’incarnation la plus parfaite de cet être inatteignable que les poètes de l’Antiquité scandaient à la veillée. Et puis, cette répartie cassante faussement amusée avec ce visage d’ange noir apparaissant dans le petit écran au milieu des banalités des variétés, était un ravissement. La télé, cet organe froid, se mettait enfin à vibrer. Tant d’ironie délicieuse et de distance équivoque, ça nous changeait des attitudes geignardes des artistes en promotion, au début des années 80. Marie Laforêt possédait cet art du quant-à-soi, elle envoyait les malotrus sur orbite. Les cons s’en méfiaient. Les plus malins s’y brûlèrent l’âme. Les romantiques acerbes s’en firent une alliée pour la vie. Elle pouvait, au choix, vous rabrouer, vous snober et, dans l’un de ses jours de grâce, vous faire la patte douce, de toute façon, vous étiez pris à son piège dès qu’elle avait posé les yeux sur vous. Singulière et hautaine, désarmante et enjouée, un halo de séduction la nimbait derrière un micro ou devant une caméra. Ce regard bravache et nostalgique en fit dérailler plus d’un. Féministe aux cils maquillés, brune incendiaire en robe sage, elle ne singeait pas les sentiments, elle était l’amour. Forcément incorrect et abyssal. L’irruption du désir dans le confort ouaté d’un intérieur bourgeois, voilà comment je ressentis ma première vision de toi. Comment oublier cette secousse sismique à l’heure du thé entre les dessins de Faizant et les shows de Guy Lux. Nous t’attendions, fébriles et disciplinés, affalés dans nos canapés. Tu aurais fait un chef des Armées en jupon et en jurons, redoutable. Nous aurions envahi des pays, juste pour toi, juste pour entendre cette voix lancinante qui s’exhale dans les aigus et qui s’engouffre dans les interstices de la solitude. Marie douceur ou Marie colère, deux faces d’une même personnalité en dehors des standards de la pensée unique, tu étais indivisible.

Commentaires