PARISIEN C'EST TROP BIEN et DOISNEAU, LES IMAGES DE NOTRE ROMAN NATIONAL par TH. MORALES

Espèce menacée, le Parisien doit se terrer, ne jamais avouer qu’il habite la capitale sous peine de perdre la vie. Les Français sont comme ça, serviles avec les puissants et démoniaques avec les invisibles. Habiter Paris est devenu une sorte d’insulte, une tache indélébile qui souillerait l’éclat de notre bel Hexagone. Les plus remontés sont, bien entendu, les plus proches géographiquement. Les banlieusards, abrutis par de longs trajets en transport en commun et aigris par une vie sans espoir ont le regard haineux lorsqu’ils croisent un Parisien dans les couloirs du métro. Ils le considèrent à la fois comme un privilégié et comme un ennemi de classe.
Il n’y a pas si longtemps, le Parisien illuminait pourtant les campagnes françaises par sa culture, son mode de vie et son avance indéniable. Bien sûr, ils étaient arrogants, vantards et volontiers moqueurs face aux péquenots qui écoutaient, éblouis, leurs histoires de grands boulevards, de filles faciles et d’automobiles de luxe. Les faibles d’esprit ont cru déceler à partir de là, un désamour entre ces deux populations si différentes. Les Parisiens se sentaient appartenir à une caste supérieure. De leur morgue naturelle, tels des seigneurs citadins, ils tranchaient entre le bon et le mauvais goût. En ce temps-là, leur jugement était sans appel. On n’osait le remettre en cause.
Pourtant, cet antagonisme était perçu comme une chance et non comme une lutte fratricide, il faisait en réalité tout le sel des relations humaines entre Français. Dans ces lointaines provinces, le Parisien, créature extraordinaire, émancipait ces peuplades reculées. Les petits paysans rigolaient entre eux sur les manières déplacées de leurs petits congénères parisiens, toujours sûrs d’eux et la langue bien pendue. Mais quand l’été se terminait, que les vacanciers de la Capitale reprenaient le chemin de leur « triste ville », tout à coup, la vie s’éteignait, on s’ennuyait bigrement sans eux, on se rappelait à la veillée de leurs disques américains ou anglais, de cette musique qui finalement était joyeuse et colorée, on irait même voir si, à la sous-préfecture la plus proche, on ne trouverait pas les mêmes chemises ou les mêmes pantalons qu’eux.

Et puis un jour, ces colonisateurs des belles saisons ne revinrent plus. Les Parisiens disparurent à l’aube des années 80 comme les mobylettes italiennes à vitesses, les slows langoureux, les blousons en suédine et les chaussures en daim. Certains firent bien un peu de résistance mais la pression immobilière les poussait inexorablement à l’extérieur du périphérique. Ils perdirent leur qualité de Parisien pour redevenir de simples provinciaux.
La Capitale vieillissait au rythme de la mondialisation galopante et l’esprit de Paname s’évaporait dans les brumes matinales de la Seine. La télévision avait en revanche trouvé son bouc émissaire favori, elle agitait sans cesse le Parisien comme l’épouvantail de tous nos malheurs. Partout en France, on crut ce discours xénophobe qui faisait du Parisien, un être vil, coupable de notre déclin. Le Parisien sert encore de fragile paravent à la misère ambiante. Il est plus facile de le jalouser que de se demander pourquoi on a construit à la va-vite ces cités sans âme et entassé à la pelle les plus pauvres d’entre nous à la lisière des anciennes fortifications.
Hors de prix, la capitale pratique désormais une ségrégation sociale dont elle peine à se relever. Moralement, elle a failli à sa mission civilisatrice. Le Paris populaire des ouvriers du bois, des métaux et du vin a définitivement tiré le rideau. Fermé pour cause de goinfrerie. Les plus avides ne pouvaient décidément plus laisser une si belle ville aux mains des prolétaires.

L’esprit de Paris n’est donc pas mort. Espérons que les enfants des petits paysans qui croupissent aujourd’hui dans d’obscures métropoles régionales et de lugubres zones pavillonnaires, rêvent toujours en secret de Paris. Parce que, finalement, tout se résume dans ce mot d’Alfred Valette répondant à Léon-Paul Fargue qui lui demandait ce qu’était un Parisien : « Un Parisien ? C’est un Français ! ».

DOISNEAU

 A Paris, quels que soient le thème, le lieu ou la qualité des œuvres, les expositions attirent chaque année des dizaines, voire des centaines de milliers de visiteurs. On dresse leur hit-parade. On calcule leur rendement financier à la virgule près. On mesure leurs queues au millimètre près. Chagall a fait 1 132,87 mètres moins bien que Picasso avec ses 1 325,32 mètres au compteur et les maîtres flamands ? Seulement 834,04 mètres, pas terrible ! Espérons que les impressionnistes casseront la baraque à la rentrée prochaine. Dans les ministères, on se félicite de cette soif généralisée de savoir, chiffres à l’appui. Les bilans comptables ne mentent pas, eux. C’est indubitablement le signe d’un peuple démocratique, ouvert, intelligent et sensible. Ah, la France, Patrie des arts ! Fierté nationale et cocorico chantant !

C’est donc passablement énervé et remonté contre la dictature de l’expo que j’ai décidé de boycotter celle de Robert Doisneau*. A vrai dire, la queue qui n’en finissait pas de s’allonger autour de la Mairie de Paris avait anesthésié mon désir de revoir les Halles et les pavillons Baltard dans leur crudité d’époque. Je m’en voulais un peu. Je pestais contre mon manque de courage physique en me disant que l’œuvre de Doisneau méritait bien un petit effort de ma part. Trop lâche, je replongeais illico dans la station « Hôtel de ville » sans apercevoir un couple d’italiens qui s’embrassait goulument à la terrasse d’un café. Dans la rame de métro, je me félicitais intérieurement, je ne plierais pas devant le diktat de la culture sous cellophane qui nous impose quoi voir, quoi entendre, quoi lire, quoi manger…
Cependant, malgré mon intransigeance sectaire, je devais reconnaitre que Doisneau, c’était les fortifs, Gentilly, la banlieue sud, l’école Estienne, la Libération, le Parti Communiste, les cafés, les gosses, les vieilles devantures, la rue, la nuit, les baronnes, la pègre, en un mot la France, notre France. Je n’aurais pas dû reculer devant une si « petite » queue, c’était indigne. Je me sentais mal. Ses deux photos, « Place Saint-Michel août 1944 » et « Le repos du FFI » m’accompagnaient depuis si longtemps. Et ses portraits, splendides, d’une mise en scène flamboyante, ahurissante de maîtrise : Colette, Picasso, Giacometti, Tati, et celui de Jeanne Moreau en jeune fille sage, désirable et inaccessible. Sans oublier, « l’érotique » Les coiffeuses au soleil, rue Boulard en 1966. Décidément, comment pouvais-je lui faire un tel affront ? Lui qui, dès le début de sa carrière, avait compris les liens consanguins qui existent entre la littérature et la photographie. Dans son sillage, Mac Orlan, Jacques Prévert ou Blaise Cendrars l’avaient reconnu comme l’un des leurs. La photo de Doisneau était à son image, nostalgique, puissante, gouailleuse, libre et structurée. Celui qui se présentait modestement comme un simple artisan, technicien hors-pair, avait su capter le regard des Hommes avec son agile Rolleiflex 6 x 6.
Je me souvenais qu’il avait décroché le Prix Kodak en 1947 et le Prix Niépce en 1956. Ses œuvres étaient exposées partout dans le monde. Pourtant ses livres se vendaient mal. On le trouvait même démodé dans les années 70, un peu trop rétro, un peu trop populo, presque un peu trop démago. Doisneau était un immense artiste comme ses maîtres Atget ou Brassaï, un photographe discret, solitaire, appliqué et solaire. L’un des rares à sublimer l’âme humaine.
Qu’il compose en couleur ou en noir et blanc, son cadrage demeure sentimental sans être mièvre, social sans être inquisiteur. Ses cinq années passées chez Renault lui avaient appris « ce que signifiait la fraternité des travailleurs ». Il a (re)donné de la noblesse au monde ouvrier, aux métiers disparus, au Paris poulbot mais il excellait aussi à montrer la luxuriance de la jet-set, ses bals de charité et ses concours automobiles lorsqu’il travailla un temps pour le magazine Vogue. Inlassable pêcheur d’images comme le décrit Quentin Bajac** dans son livre, Doisneau a réalisé durant toute sa vie des milliers de commandes, reportages, plaquettes publicitaires, cartes postales, photos de presse pour Renault, Simca, Saint-Gobain, Sud-Aviation, Orangina ou Air France. De Vogue à la Vie Ouvrière, sans se départir d’un humour aérien (revoir Le regard oblique de 1948 ou La meute de 1959), Doisneau a pris les plus belles photographies de notre roman national. C’est pourquoi, malgré la queue et la mode outrancière des expos, je retournerai à l’Hôtel de Ville, voir Le triporteur ou La marchande de fleurs, grandeur nature. En plus, c’est gratuit.
Je n’ai plus d’excuses.

Commentaires