STEPHANE AUDRAN, MORT DE LA SÉDUCTION ET YOUPI, LA FRANCE N'A PAS CHANGÉ par TH. MORALES

L’actrice Stéphane Audran, égérie de Claude Chabrol, est décédée à l’âge de 85 ans. Chacune de ses apparitions était un choc pour le spectateur.


Quand un fantasme des années 1970 disparaît, au-delà de l’abandon, il y a ce sentiment de terre brûlée. Comme si la pellicule de nos souvenirs se rongeait, chaque jour, un peu plus sous l’effet du temps dérisoire et des modes idiotes. Grignotée par l’amertume et la tristesse, notre vieille bobine intérieure ne tourne plus rond. Bientôt, elle partira en poussières. Notre monde d’avant, notre cinéma-Paradiso, s’auto-détruit à une vitesse que nous ne pensions imaginer. Tout s’est détraqué depuis deux ou trois ans.

Adieu jeunesse

La liste de nos maîtres et nos maîtresses qui ont pris la fuite s’allonge inexorablement. Notre quarantaine rugissante prend des coups sur la tête sans que l’on puisse réagir et sans avoir les moyens de stopper ce manège infernal. Nous sommes sonnés comme si notre jeunesse que l’on croyait naïvement éternelle, perdait ses repères essentiels. Il serait juste aujourd’hui d’évoquer sa filmographie dans le détail, ses succès, ses récompenses, de rappeler ses premiers bains de pied dans la « Nouvelle Vague », son mariage éphémère avec Jean-Louis Trintignant et puis ce long compagnonnage avec Claude Chabrol. Nous n’en avons ni la force, ni l’envie. Ce serait trahir notre pensée, biffer nos années d’apprentissage dans les provinces reculées de France, moquer notre romantisme d’alors. L’image de cette femme fatale ne se résumera pas en dates et en chiffres ici. Elle ne se découpera pas en périodes à l’usage de gâteux cinéphiles qui fichent l’existence dans des étagères métalliques. Cet après-midi, si les films se mélangent, la puissance érotique de Stéphane Audran demeure.

Une dame de séduction massive

Pourquoi le cacher ? Chacune de ses apparitions provoquait chez les adolescent-e-s, une secousse tellurique suivie d’une dangereuse apnée. Comment encore respirer devant l’indicible ? Ce serait une effroyable faute de goût. Cette beauté froide et mystérieuse inspirait des sentiments contradictoires, la distance et l’attachement, le désir et l’angoisse. Elle jouait avec nos nerfs. Son charisme ne s’expliquait pas. Il explosait sur l’écran, c’est tout. Elle figeait notre subconscient avec cette insolence crâne et ces manières de bourgeoises plus folles que discrètes. Audran a grandement facilité le travail des réalisateurs. En fait, avec elle, peu importait l’inspiration, la qualité du scénario, le placement de la caméra, lorsqu’elle plantait son regard dans l’objectif, nous étions déjà ivres d’elle. Fascinés et perdus.

Dans cette opération de séduction massive, son physique comptait bien sûr, yeux de biche, port altier, poitrine haute, bouche légèrement boudeuse, toujours un peu dégoûtée et cette couleur de cheveux, rousseur démoniaque qui nous fit oublier pendant longtemps les blondes diaphanes et les brunes cuivrées. Les rousses laboureraient désormais notre cœur fragile. Nous lui en fîmes la promesse.

Une femme au-dessus

Après ce premier choc visuel, quel enchantement d’entendre sa voix à basse fréquence, presque blessante, avec dans cette agressivité naturelle, une pointe de morgue. Un délice à l’oreille. Un coup de fouet dès qu’elle entrouvrait les lèvres. Cette sacrée bonne femme brouillait les genres en installant le doute. Ce que l’on reproche aux actrices actuelles, c’est leur transparence abyssale, leur parole aussi lisse que leur jeu, leur normalité en somme. Avec Stéphane Audran, hitchcockienne versaillaise, infidèle et impudique, on était saisi d’effroi. Le danger était là, imminent, et tant pis, si elle aurait notre peau à la fin. Les vamps ont été inventées pour mater les garçons. Et l’interdit pour être franchi. Le mystère Audran mériterait à lui seul un traité de physiologie tant il recèle mille strates.

Elle ne se contentait pas d’être divine et sombre, elle était au-dessus de ces poses-là. Sous une couche de savoir-vivre, élégance un peu surannée et un peu raide dans les rapports sociaux, se nichait une frondeuse à la répartie presque boulevardière. Dans le registre sobre et lointain, elle emportait les foules. J’aimais encore plus la voir complètement vriller chez Audiard (Comment réussir quand on est con et pleurnichard) ou Tavernier (Coup de torchon). Cette pétroleuse en tailleur strict n’avait pas froid aux yeux, elle nous régalait de sa présence. Merci pour ce festin !

A l’été 1977, la discomania a pris d’assaut les campings de France. ABBA, Rose Royce, Thelma Houston et Boney M font danser Giscard et Barre. Déhanchés audacieux et cols ouverts sur la piste du fédéralisme. La jeunesse se trémousse sur Big Bisou de Carlos sans s’inquiéter de la rupture du programme commun. L’eurocommunisme sent déjà le sapin. Tino Rossi n’a toujours pas raccroché son micro. En juillet et août, les ouvriers suivent les conseils de Bison futé avant de prendre la route des vacances. Et les cadres dynamiques rêvent de la nouvelle Matra Rancho pour se rendre dans leur résidence secondaire, longère ou meulière, en Sologne ou dans le Vexin selon ses moyens. Les Parties de chasse avec Brigitte Lahaie et Marilyn Jess n’ont pas encore enflammé les magnétoscopes et les week-ends à la campagne. Malgré la crise, tout le monde consomme gaiement. Le chômage de masse n’est qu’un lointain présage.


Le monde d’Après a une belle gueule de passé


Quel soulagement ! Sincèrement, j’ai eu peur de ne plus retrouver mon pays, ma capitale, mes habitudes, mes enlisements. Ne plus être bercé par ce lent effondrement, ça aurait manqué à mon équilibre mental. J’y aurais perdu mes repères, une partie de mon enfance, mon cadre naturel. Je me suis construit sur des décombres, c’est que j’y suis habitué à mon champ de ruines. Alors, par pitié, surtout, n’y touchez pas ! Ouf, on l’a échappé belle. Durant deux mois de confinement, que n’ai-je pas entendu de théories flasques sur le renouveau, ce sentiment désagréable et malsain de vouloir tout réinventer, imaginer un autre monde plus juste, plus harmonieux, plus humain, plus « je ne sais pas quoi d’autres encore ». Le temps n’est pas venu de liquider notre manière de vivre. Nos fondations ont tenu bon. Soyez tous rassurés, mes chers lecteurs, la salle des machines a subi une avarie, un gros grain, notre bateau a tangué certes, notre commandant de bord a navigué à vue, nos élites ont été sévèrement secouées, désavouées même, mais, hier lundi 11 mai, notre embarcation a repris sa route, indifférente et résiliente. 


Notre maison France ne s’est pas laissée intimider par les catastrophistes et les rêveurs, cette coalition des aigris. On reconnait l’invulnérabilité d’un système à sa capacité d’oublier instantanément les événements les plus dramatiques, une mémoire de poisson rouge est gage de longévité. Demain sera aussi ennuyeux et délétère qu’hier, c’est plutôt rassurant. Je respire mieux. L’incertitude me paralyse. Comme le chantait Julio Iglesias, cet admirable penseur madrilène : « Non, toi non plus tu n’as pas changé ; J’avais envie de te protéger ; De te garder, de t’appartenir ; J’avais envie de te revenir ». Je suis fier de mes compatriotes. Ils ne m’ont pas déçu. Ils ont répondu : « Non au changement ! ». Je n’en attendais pas moins d’une nation phare, exemplaire, réglée comme un pendule, étrangère aux examens de conscience et aux génuflexions. Hier, tous ensemble, nous avons, tété ce sein nourricier qu’on appelle mondialisation. Goulûment, chacun a repris à la virgule près, son discours, ses errances marchandes, ses transports bondés, ses bouchons épileptiques et ses haines rances. C’était splendide à voir, presque magique, le « Grand Tout » de l’incohérence se remettait en branle, nous venions d’effacer cinquante-cinq jours en apesanteur. 


La Gare du Nord et ses RER charriaient le flot quotidien de travailleurs manuels, soutiers anonymes. Aux aurores, ils étaient tous là, serrés et masqués, Mohamed, Igor et João, ouvriers du bâtiment des terres chaudes ou des Carpates, nettoyeurs de bureaux, banlieusards hagards venus chercher leur pitance quotidienne. Un jour comme un autre, d’une semaine atrocement banale, dans la promiscuité et la gêne. Tandis qu’une jeunesse reprenait, peu à peu, possession de sa ville en consommant, splendide de rectitude et de discipline, portant haut les couleurs d’une mode vestimentaire imaginée en Catalogne et fabriquée à l’autre bout de la planète. Les queues ne mentent pas. Le besoin de s’habiller est un signe de guérison. Le virus n’aura pas eu leur liberté d’acheter. 


Chacun a donc repris exactement son poste d’observation, les improductifs ont continué à télétravailler redoutant une deuxième vague ; leurs patrons ayant surtout des inquiétudes d’ordre judiciaire et ergonomique, comment faire rentrer tous ces collaborateurs dans d’aussi « petites » tours sans risquer un procès, un jeu de formes géométriques qui tourne au casse-tête; les artisans ont sorti leurs camionnettes comme d’habitude; la Grande Distribution s’est félicitée des chiffres d’avril ; les libraires ont réclamé des « best-sellers » à leurs représentants ; l’Université est toujours au bord de la grève générale ; les gouvernements sont contents d’eux ; seuls les cafetiers ne décolèrent pas. Le monde d’avant se remettait en place avec ses dominés et dominants, ses insoumis et ses réformateurs. À la télé, les médecins stars consultaient à nouveau en public, les célébrités ont pétitionné en demandant des aides sans abandonner leur jet privé ; les automobilistes ont klaxonné sur le périph’; les cyclistes ont gagné des pistes balisées et des fractures ; la Police a joué du mégaphone au bord du Canal Saint-Martin face à d’immuables squatteurs du printemps, ils n’ont pas résisté à un bain de foule, dans un esprit de franche camaraderie et un élan de solidarité, ils ont décapsulé des bières à l’air libre, tous ont chaudement applaudi les soignants. Ma France ne me décevait pas. Je la retrouvais, intacte. Hier soir, France 5 avait même eu l’idée caustique de rediffuser « Le Sucre », film de Jacques Rouffio sorti en 1978. Y-aura-t-il un nouveau Georges Conchon (1925-1990), aussi habile et inspiré, pour nous expliquer et éclaircir cette pandémie? L’écrivain avait admirablement décrypté l’Affaire du Sucre où 66 milliards sont partis en fumée sur le carnavalesque marché à terme des marchandises au milieu des années 1970. « Vous n’avez pas su faire payer les gros, eh bien Maître Pergamon fera payer les petits » nous disait l’un de ses personnages. Vous ne me croirez pas mais, à la fin du film, j’ai eu comme une envie passagère, fugace oserais-je vous l’avouer, de me reconfiner.




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