Cet été, je chausse des mocassins bateau et chronique d'une incivilité ordinaire dans un bus parisien par Th. Morales

l y a cinquante ans, les mocassins prenaient le large.


 Nous entrons dans l’ère des interdits. Notre façon de manger, de s’habiller, de lire et de penser est dorénavant surveillée. De fantasques autorités (tirées au sort) ou des instances autoproclamées, sortes de communautés virtuelles qui s’épanouissent dans la rancœur, se sentent investies d’un nouvel ordre moral : le devoir de contrition. Je suis fautif par essence, mal intentionné par destination, je vous prie, par avance, de bien vouloir m’excuser. Cette vieille formule de politesse est censée désamorcer les conflits.

Comités de vigilance

Je dois donc me repentir de mes actes et bien sûr, de mes mauvaises pensées, c’est le message littéral que nous envoient, depuis plusieurs années, tous ces comités de vigilance. Le mal m’habite et je ne le savais même pas. Je suis impardonnable.

Autrefois, l’été, je faisais relâche. Je m’autorisais à décorseter mon comportement, tout en restant dans une décence provinciale, quand ce mot avait encore une signification. Je portais à cette époque-là, des espadrilles basques, des chemises hawaïennes, il m’arrivait même d’enfiler un bermuda, ultime audace, réminiscence d’un passé supposé colonial, atroce démonstration de mon incapacité à comprendre l’autre et sa colère légitime.

Extension de la violence ordinaire sur une ligne de bus parisienne. Un récit qui inspire dégoût et lassitude.


Dans cette histoire atrocement banale, il y a un héros, anonyme et digne, maîtrisant ses émotions et gardant le cap de sa mission, qui consiste à transporter des usagers entre Invalides et Porte de Reuilly, sous un cagnard d’enfer et la menace d’un second confinement. Ce héros serait étonné qu’on le qualifie ainsi, il a juste fait son travail. Il ne gagne pas des millions d’euros, n’enthousiasme pas les foules ahuries et sa profession n’a jamais suscité l’éloge des classes intellectuelles préférant toujours les minorités actives aux majorités silencieuses.

Français moyen

Il incarne le Français moyen dans l’échelle de nos valeurs actuelles. Il ne se distingue donc par aucun trait particulier de caractère, si ce n’est sa normalité statistique. On demande seulement à cet homme de rouler ce qui, vu l’état chaotique de la chaussée parisienne, est déjà en soi un exploit physique et acrobatique. Il s’agit d’un chauffeur de bus, plutôt jeune, grand et fluet, qui conduit dans un Paris désert, traversant des quartiers épargnés par la misère sociale et les haines rances. Il y a bien longtemps que le boulevard Saint-Germain n’a pas connu un dépavage généralisé. Les derniers feux de poubelle remontent à l’hiver 2019 quand des travailleurs venus de province, vêtus de jaune, voulurent nous éclairer sur leur situation en voie de précarité. On les disqualifia vite par peur de s’en émouvoir. Sur ce trajet hautement historique à faire défaillir Stéphane Bern et Lorànt Deutsch, on longe le Palais Bourbon, la Maison de l’Amérique Latine, la Brasserie Lipp, le musée de Cluny, le Collège des Bernardins, l’Institut du monde arabe, la Garde Républicaine ou encore l’Opéra Bastille.

Les révolutionnaires à la plage

Pour le prix d’un ticket, on voyage dans l’histoire de France, on communie avec le passé. Á cette époque de l’année, les cafés sont presque tous fermés, les révolutionnaires sont partis à la plage réviser leur manuel d’insurrection et les commerçants, ceux qui n’ont pas tiré le rideau de fer, recomptent chaque soir leur caisse désespérément vide, d’une humeur migraineuse. Les soldes ne font plus recette comme les défilés syndicaux et le topless sur le sable chaud.

 

 

 

 

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