Cet été, j'enfourche une mob par TH. Morales et Mon père, ce héros du quotidien par Pierre Crétin


Il y a cinquante ans, le cyclomoteur motorisait la jeunesse française.


Dans ma jeunesse berrichonne, au pays de la sorcellerie, j’ai vu des choses étranges et fascinantes. Sur ces terres abandonnées, des ruraux-mécanos trafiquaient leurs mobylettes avec un art quasi-divinatoire. S’ils avaient mis autant de ferveur dans leurs études supérieures que dans le réglage de leurs meules, ils dirigeraient aujourd’hui la France. Je me souviens de l’un d’entre eux, ne comptant pas ses heures, enfermé dans le garage de ses parents, ce Huggy-les-bons-tuyaux du Boischaut avait transformé un banal 103 de série bleu pâlot en un objet hallucinogène aux reflets argentés.

La 103 métamorphosée

Á la mode Easy rider, ce choper des campagnes possédait un guidon étroit et haut, il n’avait plus rien à voir avec le 49,9 cm3 d’origine aux performances anémiées. Conquis et un peu effaré, je le voyais passer devant chez moi, à des vitesses inimaginables. Si Peugeot avait su qu’un gamin bricoleur pouvait ainsi exploiter le moteur dans ses derniers retranchements, il l’aurait embauché sur le champ à la direction technique.

Ce fier destrier affolait la maréchaussée bien incapable de le pourchasser au volant d’une Estafette en fin de vie. La République des bons élèves n’a jamais su reconnaitre, à leur juste valeur, les talents d’ingénieur et de metteur au point de tous ces garçons n’entrant pas dans le cadre. Notre vieille nation industrielle ne s’est pas remise de cet abandon-là.

Avant l’avènement du vélo-roi et la sacralisation de la marche à pied, le cyclomoteur aura été un indispensable instrument de liberté. Liberté de sortir, de draguer, de travailler et d’échapper à la surveillance familiale. La mob n’était pas seulement ce moyen de déplacement peu coûteux et facile d’entretien, elle était le socle, le creuset des espoirs pour des milliers d’adolescents en voie d’émancipation. Sans elle, la neurasthénie aurait gagné assurément la population.

 La mob des seventies, attribut culturel

Cette mob avait des vertus pacificatrices et égalitaires car elle s’immisçait dans tous les milieux sociaux, chez les prolos et les bourgeois, les immigrés et les curés, les beaux quartiers et les terrils. On ne pouvait échapper à son attraction. Elle permettait à nos grands constructeurs de se livrer une belle bataille commerciale. Chacun y allant de sa nouveauté, saison après saison. Depuis la fin des années 1960, le cyclomoteur a envahi l’espace public, on l’utilise pour se rendre à l’usine, à la faculté, au foot ou à la plage. Son œcuménisme est un nouvel existentialisme. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses, l’académique Vélosolex à galet résiste aux assauts des modernes, Motobécane et sa « Bleue » jouent la sécurité et le confort, de l’usine de Saint-Quentin, le Cady voit le jour, Peugeot réplique en dévoilant son économique 102.

La mob était notre « Jean » à nous, c’est-à-dire un attribut culturel, peut-être, l’illustration d’une véritable identité européenne. Au lieu de chercher des valeurs et manier des concepts vides, la mob incarnait notre fond commun. Moins chère qu’un scooter, bénéficiant d’une législation peu tatillonne, cette mob n’est désormais plus qu’un rêve des Trente Glorieuses. En ville, la trottinette l’a tuée.

Une humanité rieuse

Ailleurs, elle s’accroche avant qu’on ne l’interdise pour un prétexte fallacieux, mais quel plaisir d’apercevoir encore aujourd’hui un pépé tirant une remorque avec son antique « Orange » ou une belle fille faire voltiger sa robe à fleurs, sur une route des Landes. Tati, Hitchcock, BB, les hippies, les ouvriers ou les lycéennes de Victor-Duruy, tous ont adopté la pétrolette. Cette humanité-là, rieuse et folle, désuète et sentimentale était notre bien le plus précieux.

 

 

Avec le portrait de son père, Roland Jaccard a fait des émules. Dans un tout autre style, Pierre Cretin lui emboîte le pas, croquant un père amateur de football et de plaisirs simples. 


Mon père ne prononçait pas de maximes définitives. Il ne citait pas Marc Aurèle. Il n’avait pas un regard désabusé ni tragiquement pessimiste sur la vie et sur les hommes. Mon père ne m’enseignait rien, ne me murmurait pas à l’oreille des conseils philosophiques sur la façon de gérer la vie et la mort.

Mon père était comme bien des pères. Il essayait de vivre et de faire vivre sa famille, bon an mal an. Il prenait chaque matin le bus et le métro pour se rendre au  travail. Et il était content quand le samedi arrivait.

Avec lui, j’ai partagé des match de foot au Parc des Princes où nous soutenions le Racing. Parfois nous allions au stade de Colombes pour les rencontres internationales, il contrôlait les billets à l’entrée pour arrondir les fins de mois. Cela me permettait d’entrer gratuitement dans le stade.

Il m’a aussi souvent emmené à la pêche, et appris à jouer à la belote. Mon père fumait des gitanes, et aussi la pipe. Il aimait faire des mots croisés, écouter la famille Duraton à la radio, se balader sur les grands boulevards comme un vrai badaud qu’il était, pour regarder les vitrines et me montrer les bonimenteurs de trottoirs, les avaleurs de sabre ou de grenouilles… petits métiers disparus. Il aimait aussi regarder les jolies femmes qui passaient sur ces boulevards.

Mon père lisait Franc-tireur, puis ce fut Le Parisien, ou Paris-Jour, je ne sais plus. Mais il aimait aussi les livres. Il me récitait de mémoire « Waterloo morne plaine » ou « Lorsque le pélican lassé d’un long voyage… », et bien d’autres encore. J’entends encore sa voix me lisant, quand j’étais petit, chaque soir à ma demande, « La chèvre de Monsieur Seguin », j’espérais tellement qu’un soir elle puisse  ne pas mourir au petit matin…

Mon père n’était pas un héros mais il avait un doux sourire. Et ce sourire, et cette douceur, c’est tout ce qu’il m’a enseigné. Et tous les textes de Marc Aurèle, de Baltasar Gracián
ou de George Orwell réunis n’offriront jamais plus beau viatique pour vivre qu’un seul de ces sourires. C’est peut-être pour cela que je ne suis pas suicidaire…

 

 

 

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