DU MASQUE COMME BLASPHEME de JEAN PAUL BRIGHELLI et LES ANNÉES GISCARD de JEROME LEROY

Je suis athée jusqu’au bout des ongles, prêt à en découdre avec tous les terroristes de la foi. Cela dit, je respecte tout à fait les croyances des uns et des autres, tant qu’elles n’empiètent pas sur mon existence. Je les considère peut-être un peu comme une forme de folie douce, mais tant qu’elles ne font pas de mal à ceux qui les professent…

Mon père — 88 ans depuis peu — est croyant. Il tient aux habitudes contractées durant son enfance en Corse, aller à la messe entre autres. Sauf que depuis six mois, il n’y va plus. Le 15 août — la Sainte Marie est une fête majeure des cultures méditerranéennes — il a fait une ultime tentative, mais la mairie (communiste) du petit village des Pyrénées-Orientales où il réside est formelle et applique à la lettre les consignes nationales : les fidèles doivent être masqués. Alors il est rentré chez lui. « On ne se masque pas devant Dieu », dit-il. Pour compenser, il s’est offert le petit livre d’Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, étant entendu que comme tous les chrétiens authentiques, il est plutôt janséniste que jésuite. Le jésuitisme s’accommode des masques, sans doute. Le jansénisme ne connaît que les masques mortuaires — lorsqu’on ne triche plus avec les apparences.
Ajoutons que mon père est de santé fragile, qu’il relève tout juste d’un AVC qui aurait pu être fatal, qu’il a divers maux liés à l’âge et qu’il n’a pas peur de mourir — même si l’idée qu’un prêtre masqué lui offrira l’extrême-onction lui répugne. Tant qu’à faire, il s’en passera, sachant combien les hommes sont des philistins — le mot biblique pour « jean-foutre ». Il s’arrangera directement avec son dieu.

Dans les westerns de mon enfance, il n’y avait que les bandits qui se masquaient. C’était le signe extérieur de leur malfaisance. Inciter les citoyens à se « distancier » (dans la tête de quels médicastres administratifs une telle idée a-t-elle pu germer ?), à ne plus se serrer la main, à ne plus s’embrasser, transforme de facto 67 millions de Français en autant de conspirateurs.
Obéir à des jean-foutre ne me semble pas une très bonne idée. Malsaine, en tout cas.

Et je le dis tout net. Je ne me masquerai pas devant mes élèves, dans dix jours. Pourtant, à en croire les hystériques qui sont légion ces temps-ci, à bientôt 67 ans c’est moi qui risque le plus. Mais on peut être athée et ne pas avoir peur de la mort — quelle qu’elle soit, et il y a peu de chances qu’elle soit amicale. Comme disait Jean de Sponde, que cite volontiers mon paternel : « Mais si faut-il mourir. »
Alors je laisserai l’administration m’interdire d’enseigner. Figurez-vous que je ne suis pas là pour enseigner la peur, la crainte de l’autre, la grande trouille bleue. La culture est une autre forme d’ ἐκκλησία, une façon de se retrouver, de communier sur ces idées qui ont fait le monde, et particulièrement la France. Et la terreur, le repliement sur soi, l’enfermement de chacun derrière son rempart de toile, ne font pas partie de notre culture.

Jean-Paul Brighelli


Une enfance et une adolescence sous le président Giscard d’Estaing, ça laisse des traces


1974 : J’aurai dix ans en août. C’est le soir de l’élection. Je ne mesure pas bien les enjeux, mais tout de même je comprends que ce qui se passe est important. On est devant la télé couleur chez mes grands-parents maternels qui ont voté Royer au premier tour et Giscard au second. Ils sont épiciers dans une petite station balnéaire de Seine-Maritime. Gilbert Bécaud chante en attendant vingt heures. Si ça a parlé politique pendant le repas du midi avec mes parents, ça ne s’est pas engueulé. L’ambiance n’était pas encore à la guerre civile permanente. L’ORTF existait encore. Les deux chaines étaient de droite, organiquement liées au pouvoir, mais au moins elles n’étaient pas haineuses ou répétitives ou inaudibles. 

« Il m’a l’air bien joyeux, monsieur 100000 volts, marmonne mon père, ce n’est pas bon pour nous. »

Après j’oublie un peu ce qui s’est passé, je dois jouer avec mes cousines. Et puis je vois mon père qui me pose la main sur l’épaule :

« Viens, on va pisser dehors ». C’est signe que les choses sont graves. Deux transgressions d’un coup : un mot qu’on ne dit pas, et aller faire ça dehors chez les autres. On va jusqu’à la haie au fond du jardin. On entend la mer au loin. « Tu vois, un jour, nous gagnerons. Mais c’est quand tu seras grand. » Je te faisais confiance, papa, mais après Giscard, j’attends encore.

1975 : La loi sur l’avortement est passée et je fais ma première communion. J’ai une jeune tante de vingt-deux ans qui est contente : son corps est à elle. Mon père, qui est médecin, est un ardent défenseur du planning familial. Il n’empêche qu’il a insisté pour que je fasse ma première communion. Les dernières affiches de Giscard à la barre s’effilochent près de l’église de Carville. Mon grand-père de droite arrive dans une splendide CX blanche. Il est trop heureux de m’offrir la montre à gousset que j’ai demandée. Il a dû pressentir l’ethos réactionnaire qui sommeille en moi et qui cohabitera avec le logos rouge jusqu’à nos jours. Un mélange assez peu giscardien.

1976 : C’est l’été de la sècheresse. Je ne pense pas à Giscard. Christelle, une grande, (4ème B du collège Fontenelle) m’apprend à embrasser avec la langue. Un peu de fraîcheur mouillée dans la canicule.

1977 : Ma mère est sur la liste d’union de la gauche à direction communiste aux municipales de D. près de Rouen. Je fais mes premiers tractages et autres boitages. On n’a aucune chance. Le soir je suis le décompte à la mairie même si je commence par des maths lundi matin. Le maire radical, un médecin qui connaît bien mon père, élu depuis l’après-guerre, est battu de deux cents voix. Il vient embrasser ma mère. C’est tout de même un peu plus aimable qu’une passation de pouvoir dans les États-Unis de 202O. « Décrispation », voilà un mot typiquement giscardien. On en aurait bien besoin.

1978 : Un exemple de l’éthos réac : je trouve que les paras qui sautent sur Kolwezi, ça a quand même de la gueule. Je sens bien que mon avis est assez peu partagé chez les adultes autour de moi. Kolwezi… Je ne sais pas comment s’y prenait la France, mais même sous Giscard, elle trouvait le moyen de rester belle. 

En mars, la gauche majoritaire en voix est battue aux législatives. Si elle avait gagné, la France se serait retrouvée avec une politique plus proche de celle d’Allende que de Michel Rocard. À l’époque, le PS et le PC faisaient jeu égal ou presque. Et même le programme de Giscard n’aurait pas été jusque-là renié par la CGT. Tout le monde était plus à gauche comme maintenant tout le monde est plus à droite. 

1979 : En seconde, premières manifs. Pour soutenir les sidérurgistes. La grande désindustrialisation. Aux portes du lycée Corneille, il y a encore des groupes pour distribuer des tracts. Les « fafs » et l’Action Française regardent en chien de faïence les JCF et les JCR. Parfois, ça se frite un peu. Comme personne n’a encore de téléphone portable, on ne nous serine pas le soir même des carabistouilles sur l’ensauvagement de la jeunesse. Le proviseur appelle les flics ou menace de la faire, selon l’intensité du moment. Un gyrophare et ça s’égaye. 

1980 : On sent que la crise est là. C’est la grande glaciation qui commence. Plus personne ne pense rien. Les tracts ont disparu. Une jeunesse rentre dans le rang. Giscard se prend pour Louis XV, il y a même une couverture de l’Obs avec une belle caricature sur le sujet. Je vais prendre des pots avec un copain de l’AF qui, aujourd’hui, signe parfois dans les colonnes de Causeur. On lit ADG, Céline, Manchette, Vailland et Marcel Aymé avec volupté. On est politiquement d’accord sur rien mais au moins on essaie encore de penser quelque chose, et d’y croire.

1981 : Giscard est battu. Je n’aurais jamais imaginé voir la gauche au pouvoir. Après tout, je suis né sous De Gaulle, j’ai appris à lire sous Pompidou, j’étais collégien sous Giscard comme dans Pause Café sauf que l’assistante sociale, hélas, ne ressemblait pas à Véronique Jeannot ou à Sophie Barjac, les fantasmes durables des adolescents de ce temps, les beautés giscardiennes comme il y a des beautés corrégiennes. 

Quant à la gauche, elle durera deux ans, moins que l’amour.

Post-scriptum : Giscard représentait à peu près le contraire de ce que je pense de la France ou de l’Europe. Il n’empêche, dans « Une partie de campagne » de Depardon, premier documentaire du genre, sur la campagne de Giscard en 1974, on voit Giscard qui a visiblement oublié la caméra de Depardon, qui attend, seul, les résultats des élections depuis son appartement de ministre des Finances au Louvre. Il est en terrasse, sur un fauteuil Voltaire qu’il a apporté là. Il lit Guerre et Paix et écoute Mahler sur un électrophone. La fin d’après–midi est bleue et dorée sur un Paris du dimanche, minéral et silencieux. Cette image-là, cette seule image est pour moi suffisante : nous avions affaire à un homme politique, pas à un mutant télécommandé, inculte et brouillon.

 

 

 

 

 

 

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