Tour de France. « On repartait grisés, on avait touché les héros du Tour » par Jean-Louis Le Touzet et . « Je me souviens de Bernard Hinault en 1985, le Blaireau, les incisives aux abois" par Vincent Coté

 

Le Tour de France a quitté la Bretagne. Jean-Louis Le Touzet aussi, avec la cohorte des suiveurs. Grand reporter à Libération pendant plus de vingt ans (il suit l’épreuve cette année pour le journal Le Monde), la plume incomparable du Costarmoricain né à Pabu, a embarqué des générations de lecteurs, chaque été. Chacun de ses récits était amical, ironique, quelquefois subversif, c’était un parti pris.

Comme il l’écrivait magnifiquement dans la préface de son livre Un vélo dans la tête (ed. Stock, 399 pages), recueil de ses meilleures chroniques cyclistes écrites pour Libération : « Le cyclisme est un sport d’orgueil, sensationnel, grotesque, avec des morceaux de choix comme de grandes forfaitures, mais un sport qui sent quand même le purin et la vase, et dans lesquels je me suis vautré comme un buffle pour dire en juillet l’indécrottable et le somptueux qui se déroulent sous un ciel bleu d’affiche ferroviaire. De sorte que ce sport m’allait comme un gant. »

Callac était l’épreuve phare d’après-Tour dans les années 70. Les champions tournaient sur un circuit comme les éléphants de Babar. Merckx y a roulé. Ocana aussi. Sans compter Hinault, immense, mais que je n’ai jamais vraiment aimé : trop de mâchoires serrées. Ou aussi alors trop d’aboiements ? Peut-être. À l’époque, la victoire à Callac comptait un peu – beaucoup – pour du beurre. Et nous y allions précisément pour ça : le beurre. Dans les années 2000, les victoires sur le Tour de France ont aussi compté pour du beurre. Maintenant que le dopage a disparu, les victoires dans le Tour sont vraiment prises au sérieux. Et c’est irréfutable : ce sont les contrôles antidopage qui nous le disent.

À l’époque les coureurs de critérium fourraient dans la boite à gants de leur nouvelle Mercedes 220 Diesel la prime en liquide. Avant ça les types se changeaient dans le fourgon Citroën du boucher, dans le vestibule d’un bénévole ou bien dans le coffre d’un break. Il y avait là un goût du grandiose et aussi du bénéfice commercial. Mon père, qui était en poste à la DDE de Callac disait : « Oh, ce monde ! ». Il le disait en breton, sa langue. Car Callac était pour lui l’une des capitales du vélo. L’autre était forcément le puy de Dôme (le duel Poulidor-Anquetil) vu qu’il avait commencé sa carrière à La Bourboule.

On allait à Callac – et comme il y avait plein de virages pour y aller, de Plouëc-du-Trieux, je vomissais à l’arrière de la GS – pour se prosterner à plat ventre devant les champions.

On repartait grisés. On avait touché les héros du Tour. On était chargés d’émotion comme les coureurs aux amphétamines. Eux reprenaient ensuite la route en direction de Mont-de-Marsan ou de Castelsarrasin. Cela exigeait en effet, avant de rouler de nuit, de vérifier tous les niveaux.

  « Je me souviens de Bernard Hinault en 1985, le Blaireau, les incisives aux abois » par Vincent Coté

 

Vincent Coté est rédacteur en chef délégué aux Sports à Ouest-France, 49 ans, dix Tours de France au compteur, des poignées de grands monuments, des malles entières de souvenirs. Il en a ouvert une, pour Prolongation, avec toute la sagacité qui le caractérise. On est au bord d’une route des années soixante-dix, en Normandie. La 4L chauffe, l’air est en sueur.

« La portière de la 4L blanche était brûlante. Un soleil jaune d’œuf étalé à l’horizon cognait à la vitre, alors que des plaines alanguies comataient sous ces rayons de juillet. La voiture bourdonnait comme une étuve, le grand-père les yeux rivés sur la route, chemisette à carreaux et front en sueur. Le grand frère à sa droite, silencieux et impatient. J’étais seul sur la banquette arrière, sans ceinture de sécurité, en short, les cuisses scotchées sur la moleskine collante. Nous avions rendez-vous avec les coureurs du Tour de France et j’ignorais alors que cette rencontre me marquerait à vie.

« Les champions de notre enfance, sont les champions de notre vie », répète souvent Christian Prudhomme, patron du Tour de France depuis 2007, mais amoureux de cet univers depuis toujours.

Le grand-père ne voulait pas aller trop loin et fuir les talus encombrés de spectateurs

Le bruit cadencé du moteur, l’odeur de l’essence et les hoquets à chaque transmission de vitesse – avec le levier caractéristique de la Renault 4L -, rendaient cette procession interminable. Il y avait une vingtaine de kilomètres à parcourir avant d’aller se poser en lisière d’une plaine asséchée par les températures de juillet. C’était l’été d’après la sécheresse de 76. Le grand-père ne voulait pas aller trop loin et fuir les talus encombrés de spectateurs. Le Tour se dégusterait en famille, en catimini, en observateurs avides d’une étape de transition en Normandie.

 

 

La caravane était déjà passée quand nous nous sommes approchés de la scène : la route au bitume granuleux, au goudron par endroits ruisselant. Assister à ce tumulte ronflant n’intéressait pas le grand-père qui n’avait pas jugé utile de nous la montrer. Exclusivité donnée aux coureurs. Ces forçats, ces héros, ces hommes si différents pour braver tous les temps, le cul sur la selle, le nez à tous les vents, chaque jour à pédaler et gagner leur croûte. Naissance d’un culte et éducation d’un regard.

Le chant des braquets

Quelques autos, quelques motards et puis ce panorama lumineux. D’abord les échappés, deux condamnés, deux égarés. La couleur vive de leurs maillots épais, leurs cuissards noirs, des tignasses au grand air, sans protection, c’étaient les années 70. Et puis cette allure fluide qui traverse mes souvenirs quand je ferme les yeux.

Arrive alors le peloton, quelques minutes derrière, la laisse en main, escorté de son bruit caractéristique avec ce chant de braquets qui vient rompre la symphonie des criquets dans les campagnes. La musique des dérailleurs accompagne cette colonie bigarrée dans un concert de cliquetis, de craquements, de crissements, de hurlements parfois. 

C’est un souvenir diffus et fugace, avec des couleurs et des sons. Ce sont des images gravées sous la voûte crânienne, sans légende et à l’arrivée sans marqueur précis. Je me demande parfois si elles correspondent vraiment à la réalité d’un moment vécu ou au travail de l’imaginaire ?

Voilà pour l’entrée en matière, un détour en enfance au parfum de révélation. Nous savons grâce à la lecture d’Antoine Blondin qu’on ne guérit pas de cette passion du Tour de France. Le Tour de France est une histoire, une géographie, un divertissement, une respiration, une fête, une déambulation et des hommes. Le Tour de France ce sont des noms propres, des lieux, du lien et du relief, mais aussi une course et un palmarès. Des bras levés et des maillots distinctifs.

Je me souviens du Blaireau, vêtu du maillot du combiné en 1985, chassant les points au sommet de la côte de Quillebeuf- sur-Seine, les incisives aux abois. Bernard Hinault reste le champion absolu de mon enfance, donc de ma vie. Je l’ai vu à l’œuvre, pas seulement en poster dans la chambre mansardée cohabitant avec Giresse, Platini, Tigana et Stopyra. J’ignorais ce jour-là que le dernier vainqueur français du Tour de France s’amusait sous nos yeux comme une légende brutale et simple à la fois.

Je me souviens de Thierry Marie au pied du pont de Tancarville, au lendemain de sa prise du saint butin au Havre, au terme d’une échappée fleuve. Apercevoir le maillot jaune dans le peloton, dans un méandre de la Seine, dans une étape de plaine, c’est comme repérer une étoile filante dans l’immensité d’un ciel d’été. Deux billes bleues, une gouaille séduisante et cette étoffe éclatante sur le dos.

Un air de famille, un air du pays

Quand le Tour de France entre dans votre vie avec une telle sensibilité, il n’a plus vocation à en sortir. Il prend ses quartiers chaque été. Nous l’attendons durant onze mois, nous le savourons trois semaines, puis nous sommes tristes quand il s’achève car il faut s’astreindre à revivre cette interminable patience.

A défaut d’être coureur, c’est pour l’approcher, le comprendre, le suivre que je suis devenu journaliste. Cela reste le meilleur moyen d’entretenir l’histoire d’une complicité, de renouveler le bail d’une relation à part. Amour de ce qu’il représente comme bonheur, haine de ce qu’il engendre comme malheur. J’aime le Tour de France mais je ne porte pas d’œillères au point de mettre un mouchoir sur ses dérives. Tous les champions ne se valent pas et il ne faut pas s’hasarder à comparer les époques mais le dopage a singulièrement écorné le mythe ces dernières années. Le naïf s’en moque, le vertueux s’en rend malade, le journaliste doit le dénoncer.

Quand on aime le sport, on ne doit accepter aucune compromission menaçant son intégrité, l’éthique. C’est un socle essentiel aujourd’hui chahuté pour notre plus grand dépit.

Alors c’est le moment de se rappeler ses détours d’enfance, de cette source de rêve et d’avoir la force de réhabiliter ce qui fonde l’attachement d’une société à un tel monument. Le Tour de France a réussi ce trait d’union entre les élites et les masses, c’est ce qui entretient sa popularité puisée dans le rapport de chacun avec cette épreuve.

Voir le Tour passer sur le pas de sa porte demeure une émotion fondatrice et un attachement viscéral à une certaine idée du patrimoine. Car le Tour de France représente bien plus qu’une course au maillot jaune.

 

 

 

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