Ci-git le vieux Paris et Paris jadis de Th. Morales

Si Paname m’était conté », le film de Patrick Buisson enfin en DVD


La nostalgie n’est pas encore un crime. Elle le deviendra, soyez-en sûr, au train où la modernité avance et gangrène nos existences. Elle est pourtant le seul moyen qu’ont trouvé les Hommes pour supporter leur quotidien, pour avoir moins froid les soirs de grande fatigue. Elle est cet appel à l’aide, cette complainte désespérée qui vient du fond des âges, ce cri qui veut retenir la nuit. Se réfugier dans « hier », en l’espèce le Paris des années 50, c’est compulser, à la chandelle, un album de famille, se remémorer nos vieilles sociabilités urbaines et retrouver la trace d’une humanité instable mais terriblement vivante. Du haut d’un progrès chèrement acquis, ces marques souterraines de l’ancien monde peuvent sembler dérisoires, absurdes même. Pourquoi alors, soixante-dix ans plus tard, continuent-elles d’agir sur notre mémoire comme un aimant ? Nous revenons toujours à cet Après-guerre, borne indépassable de nos rêveries et de nos fantasmes. Tandis que l’ère du numérique nous file invariablement la courante.

Paris est devenu triste

Ce Paris disparu, royaume disparate de cafetiers, vitriers, lutteurs de foire, filles des impasses et forts des Halles a construit notre imaginaire en noir et blanc. Cette comptine des temps pas toujours heureux ni glorieux a sédimenté notre identité. Le cinéma d’Audiard, les poèmes de Prévert, les romans buissonniers de Blondin, les vins blancs frais servis au zinc, les bals populaires où les corps reprennent espoir et les seins en obus narguant le trottoir, notre histoire secrète se niche dans ces souvenirs-là. Une cour des miracles qui doit autant aux artistes qu’au sang des abattoirs, à la lumière chicaneuse du ciel qu’aux douceurs de l’édredon, un matin d’hiver. Paris était ce magma-là, incohérent et dangereux pour ceux qui ont un marteau-piqueur dans le cœur. Les promoteurs immobiliers avaient un autre rêve, peinturlurer la capitale de tracts publicitaires et rénover son habitat, quitte à faire fuir son habitant. Ils ont lessivé nos façades et ont exilé son petit peuple pour ne conserver que des boutiques et des musées. Paris ne fut pas toujours cette mégalopole hors-sol duplicable à l’infini, l’esprit canaille à la limite du féroce se moquait de toutes ces fausses valeurs. Les truqueurs n’y résistaient pas longtemps. Des barricades ou des faubourgs, des salles de théâtre ou des bistrots, on avait appris à se méfier du clinquant et de la morale des puissants. On y parlait une langue vive et imagée, les caractères s’y exprimaient plus qu’ailleurs avec une force et un aplomb que les autres régions françaises nous enviaient.

 

Oui, l’Air de Paris était parfois malsain à l’heure de pointer à l’usine mais il était aussi empli d’une communion réelle. Petit-fils d’un pinardier, accessoirement producteur de limonade et alchimiste du quinquina, j’ai souvent entendu mon grand-père évoquer ses escapades sur les quais de Bercy. Et j’ai vu danser, dans ses yeux, les fantômes de sa jeunesse, c’était aussi beau que la rue Lepic, un jour d’affluence. Notre société hygiéniste n’aime pas les odeurs de graillons et encore moins les remugles du passé. Elle se rengorge de transparence et de « vivre ensemble » alors que les Parisiens n’ont jamais été aussi désemparés et tristes.

Patrick Buisson à la recherche du Paris perdu

Pour humer ce parfum inimitable de Paname, celui-là même qui prend aux tripes et colle à la peau, il faut vous procurer le film de Patrick Buisson réalisé par Guillaume Laidet (produit par la chaîne Histoire et l’INA), enfin disponible en DVD chez René Château Vidéo. Ce documentaire repose sur des dizaines d’archives et des musiques d’époque, il nous dévoile un Paris oublié, à la fois miséreux et merveilleux, dans ses gestes et ses habitudes du quotidien. Vous aurez droit à un défilé de gueules splendides, on est chez Melville et Grangier, vous y apercevrez la poitrine comprimée de Dora Doll, les manières taquines de Paul Frankeur, la silhouette de Bob le Flambeur et même, subrepticement, le visage poupon de Jean Carmet accoudé au comptoir. Ce documentaire vaut également par la qualité de son style, le meilleur de la littérature populiste y est distillé. Entendre parfaitement restitués les mots de Jacques Perret, Henri Calet, René Fallet, Léo Malet, Simenon, Robert Giraud, Boudard, Marcel Aymé, Jean-Paul Clébert ou ceux d’Aragon, est un enchantement pour les oreilles. On ne saura jamais qui, de Paris ou de l’écrivain donnait du talent à l’autre. La grisaille lui allait si bien.

Si Paname m’était conté, un film de Patrick Buisson – Réalisé par Guillaume Laidet – René Château Vidéo

 

Des enfants gâtés », mon Tavernier préféré

« Et Bertrand Tavernier, il sent le pâté ? ». Certains parmi vous se sont offusqués de mon silence, en mars dernier, à la disparition du réalisateur français. Nécrologue officiel du journal, grand ordonnateur de papier, j’aurais volontairement omis de traiter ce décès célèbre. D’autres m’ont, par le passé, déjà reproché d’avoir embaumé Annie Cordy et Charles Gérard, ne comprenant pas ma logique des pompes funèbres. La nécrologie comme les antibiotiques, ce n’est pas automatique. Je ne suis pas le poinçonneur des chrysanthèmes. 


Il n’y avait aucune intention de ma part, aucun calcul. Et je ne cours pas après le dernier mort en vogue. L’actualité m’avait, ce jour-là, orienté vers d’autres cieux. Aujourd’hui, au cœur de l’été, je tiens à réparer cette injustice en exhumant « Des enfants gâtés », film de 1977, disponible sur CANAL VOD. Pourquoi ce long-métrage et pas un autre ? Je vous répondrai : arbitraire du chroniqueur et sentimentalisme d’après-crise du pétrole, goût pour la moquette et affres intérieurs des cadres moyens. Tavernier en a écrit et réalisé probablement de meilleurs, de mieux construits, de moins explicatifs, de moins militants et cependant le charme automnal de cette tranche de vie a quelque chose de purement mélancolique. 


On éprouve un plaisir immense à revoir ce film et à s’imprégner de cette France en voie d’urbanisation au forceps. Un rideau de tergal nimbe alors l’avenir des classes moyennes, entre appétit de consommer et conscience politique. Au-delà de la crise immobilière et des expulsions qu’il condamne, de l’âpreté des promoteurs aux locataires réunis en comité de défense, ce film vaut pour l’atmosphère de cette fin 1970. Dans une impasse scénaristique, Bernard Rougerie (Michel Piccoli) s’installe dans une HLM pour terminer son film, il est aidé par Pierre (Michel Aumont). Au même moment, les locataires de l’immeuble où il réside provisoirement, partent en guerre contre leur propriétaire (Georges Riquier). Bernard Rougerie, unique célébrité au milieu de tant d’anonymes, va voir son quotidien bousculé par une jeune voisine (Christine Pascal) et son film prendra alors une autre trajectoire.

Apnée nostalgique

Tavernier portraiture à merveille cette coalition hétéroclite d’anti-héros ; fonctionnaires, commerçants ou demandeurs d’emploi qui cherchent à se loger au juste prix et s’invitent pour des soirées diapos. Il livre le visage d’un pays en mutation sans faire preuve d’un excès d’angélisme ou de défaitisme. Il navigue aux portes de la capitale dans un territoire griffé par des grues géantes et de voraces excavatrices. Les Halles Baltard n’existent déjà plus. Le béton coule le paysage. On continue pourtant de mettre de la cannelle sur les tartes et à s’acheter des meubles chez Habitat. À vrai dire, tout ça est accessoire, non essentiel, comme dirait un progressiste. C’est de l’ordre du décor. Lorsque la reine Christine Pascal pénètre dans l’écran, on se fout des loyers modérés, des clauses abusives et de la construction sous Giscard. L’émotion a trouvé sa muse. Fragile et volcanique, Christine se pose sur la caméra de Tavernier. Il n’a presque plus rien à faire. Il a trouvé son métronome. Elle est là, intensément, avec ce désespoir en bandoulière qui fit chavirer les adolescents de ma génération.

Chaque réplique foudroie par sa justesse et sa révolte. Piccoli, superbe comme souvent, admet la supériorité de cette voisine au corps délié pour qui l’amour est une aventure pas si ordinaire que ça. C’est elle qui désormais rythmera le film, lui donnera son relief, son apnée nostalgique et ses sanglots retenus. Je pourrais vous parler de la musique de Philippe Sarde, de la chanson d’ouverture interprétée par Marielle et Rochefort, de la présence des membres du Splendid encore inconnus, de cette phrase balancée par Jugnot qui me ravit : « Je suis Renault à mort » ou celle de Michel Aumont : « À Paris, t’es noyé, en Province, les choses sont plus cernées […] Je vois ça (le film) à Saint-Etienne ». Mais, par honnêteté intellectuelle, je ne me souviens que de Christine Pascal.  
 

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