André Frédérique, rendez-vous à l'officine des mots par Th. Morales et les Français n'ont pas changé de Pierre Cretin

Tous les dix ans, on redécouvre la prose désaxée de ce poète d’après-guerre, un peu filou, un peu matou


Le soir du réveillon, j’attaque les bizarreries littéraires. Les inclassables des almanachs. Les chahuteurs de mots. Les funambules d’une existence tragique qui encrent la page blanche d’une noirceur amie. Ceux que l’Université boude par ignorance et fainéantise, trop occupée à dresser des listes entre les humanistes et les autres, oubliant la force de l’écrit au profit des idées entonnoirs. Ils nous engloutiront tous dans leur détestation du « beau et sombre ». Ces gens-là, incurables et procéduriers, seront toujours hermétiques aux fluides nostalgiques et aux envolées crépusculaires.

Postérité ingrate

Scolaires et laborieux, ils ne lisent que pour juger et comprendre le monde, alors qu’on lit pour s’échapper et se réfugier dans l’imaginaire de l’autre. André Frédérique (1915-1957) n’a pas droit aux volumes reliés pleine fleur et aux dorures fanées, encore moins aux colloques endimanchés. On lui épargne au moins ces dissections infâmes qui découpent les œuvres pour mieux en extraire une morale fétide. Malgré le silence et cette forme de mépris social, ses textes continuent leur long travail de sape. Chaque décennie, Fred le magicien de l’enfance fracassée gagne de nouveaux lecteurs intrigués par cette harmonie malsaine au charme étrange. Peu nombreux mais totalement épris de ce catcheur sorti des années 1950, ces nouveaux lecteurs sont émerveillés par cette puissance molle. 

 

Ma génération, celle des quadras désabusés, a fait la connaissance de ce surréaliste non encarté grâce aux reparutions du Cherche Midi ou en chinant les éditions Plasma dans les boîtes des bouquinistes, sur les quais. D’Histoires blanches, recueil paru chez Gallimard en 1945 à Poésie sournoise chez Seghers en 1957 jusqu’à La Grande Fugue, roman inachevé publié à titre posthume en 1980 par Plasma, rien de banal, rien à jeter, rien de sentencieux à la gloriole trafiquée, rien de planifié, rien de linéaire, que des écrits sans message et sans retour possible, qui lorsqu’ils vous frappent à bout touchant, vous assomment par leur lyrisme boueux, la joliesse de leur ordonnancement et cette parure du désespoir qui sied aux livres essentiels. Contrairement à ses amis, Vian et Queneau, André Frédérique n’a pas eu la postérité qu’il méritait. Je peux vous assurer qu’en cette veille de Noël, il vous sera désormais essentiel comme le fromage de tête et le sauvignon, les seins lourds et les jeans japonais, les disques de Bill Withers et les froncements de sourcils de Noël Roquevert. Comment parler de Fred sans tomber dans la caricature folklorique ? Le garçon ne nous facilite pas la tâche. Il n’est pas évident à résumer. 

Humour noir

Lançons quelques pistes, il fut tout et à la fois : pharmacien comique en faillite chronique, inventeur prolixe de sketchs, de saynètes et même de mots, on lui doit la définition actuelle de « ringard » et aussi l’idée du « dîner de cons », disciple de Allais et Jarry, père spirituel de Topor, compagnon de Robert Dhéry et de Gérard Calvi, possesseur de deux manteaux couleur tabac et d’une voiture découvrable, explorateur des terres oubliées, du Berry à la Beauce, capable de dialoguer intelligemment avec un poireau devant un public en larmes, inventeur de l’humour noir et admirateur de César Franck, plume de Match et illustrateur radiophonique, aimant les chanoines et le flamenco, lecteur de Michaux et dévoreur de religieuses, fils d’un commissaire de police patibulaire et suicidé à l’âge de quarante-deux ans. Que rajouter pour cerner le personnage ? Ah oui, vous auriez pu le rencontrer au Montana buvant un double whisky ou à la « Belle Ferronnière » phosphorescent avec le dessinateur Chaval, ou en excursion touristique dans les plaines tragiques avec un Jean Carmet homérique. L’acteur dira de lui : « Fred nous a quittés, comme il quittait la table, en plein œuf dur mayonnaise […] Il s’est posé chez nous, y déposa des mots précieux qu’une poignée d’apôtres recueillirent, et, mission achevée, il évacua son corps, de la seule façon qu’on connaisse ».

Aujourd’hui, nous sommes tous ses apôtres éternellement redevables. Sa veine proverbiale ravissait Vialatte, à l’image de cette maxime : « Chaque signe saigne sur le papier, chaque mot est promesse de mort… ». Ses poèmes « L’enfant boudeur » ou « Les fées » sont certainement les plus beaux du XXᵉ siècle. Et puis les premiers vers de « Don Juan » adressés à Maurice Nadeau conviennent en ce jour de fête :

J’ai connu la décervelée d’Étampes 
qui savait compter jusqu’à trois
la borgne et Paimpol
et la boiteuse de Pithiviers
qui a renoncé à la marche à pied

la bleue du Chili
qui déteint à l’eau de pluie…

 

La société française un véritable enfer raciste et homophobe ? Beaucoup de témoignages du passé racontent une autre histoire.


Quand je relis  Stefan Zweig évoquant le Paris du début du XXème siècle dans Le monde d’hier (paru en 1943), je saisis pourquoi j’ai du mal à comprendre les obsessions de notre époque : « Nulle part, cependant, on n’a pu éprouver la naïve et pourtant très sage insouciance de l’existence plus heureusement qu’à Paris, où la confirmaient la beauté des formes, la douceur du climat, la richesse et la tradition… Personne n’éprouvait de gêne devant qui que ce fût : les plus jolies filles ne rougissaient pas de se rendre dans le petit hôtel le plus proche au bras d’un nègre aussi noir que la poix ou d’un Chinois aux yeux bridés. Qui se souciait, à Paris de ces épouvantails qui ne devinrent menaçant que plus tard, la race, la classe et l’origine ? On allait, on causait, on couchait avec celui ou celle qui vous plaisait, et l’on se souciait des autres comme d’une guigne. » Sans

On me dira : Mais c’était le Paris d’avant la Grande Guerre !

 

Sans doute, mais entre les deux guerres d’autres artistes ont célébré le bonheur de vivre à Paris. Il suffit de lire Henry Miller ou Hemingway, et bien d’autres auteurs étrangers, pour sentir encore cette insouciance, cette ouverture, cette liberté qui attirait tant d’intellectuels et d’artistes du monde entier. Ce Paris-là, cette France-là, ne connaissait pas ce qu’on appelle le racisme. Et Joséphine Baker a magnifiquement expliqué dans son discours de 1963 à Washington, lors de la marche pour les droits civiques, combien la France était pour elle un endroit « féerique », notamment parce que la France n'était pas raciste.


 

 

 


 

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