Dino Risi sur la route par Th. Morales et la culture de l'annulation s'attaque aux Russes

« Le Fanfaron », chef-d’œuvre de Dino Risi, est visible en intégralité et gratuitement sur le site d’Arte jusqu’à la mi-mars


Ça a commencé comme ça, un 15 août, Rome était déserte à cette période de l’année, tous les tabacs de la ville avaient tiré leur rideau de fer. Les églises somnolaient dans une douce liturgie. Les chats, à l’ombre des pins de la villa Borghese, se racontaient des histoires de chats. Même le linge ne pendait pas aux fenêtres des quartiers populaires, contredisant à la fois, le folklore latin et l’ardeur domestique des mères de famille. Les touristes n’existaient pas, en ce temps-là. Ils n’erraient pas, en quête d’une gourmandise patrimoniale ou d’une visite mimétique.

On faisait relâche, un peu partout, de Trastevere à Tiburtino. Impossible d’acheter un paquet de cigarettes, ni de boire un verre, encore moins d’espérer passer un appel d’une cabine téléphonique avec un jeton. Le soleil brûlait le paysage. Le bitume supportait difficilement l’amertume de ces étés trop chauds. Les rues poussiéreuses charriaient du sable venu de la plage lointaine de Terracina. Les habitants avaient quitté, tôt dans la matinée, la capitale, avec enfants et glacières, casse-croûte et maillot de corps.

Italie, 1962

Ah oui, c’est peut-être un détail pour vous, mais nous étions en 1962, avant Vatican II et juste après la jonction franco-italienne sous le tunnel du Mont-Blanc. L’Italie tanguait sur la voie de la reconstruction, entre accession à la cuisine tout équipée et les lenteurs de l’arrière-pays, entre des fortunes aussi rapides que suspectes et une administration conciliante, entre la tentation d’un Babylone hollywoodien et l’isolement du Parti Communiste Italien. En ce jour férié, on échafaudait des rêves impossibles au sein des foyers modestes.

Le boom économique permettrait-il de s’acheter la nouvelle Fiat 1500 à la rentrée et d’envoyer ses enfants à l’Université ? Entre le missel et la poitrine de Sophia Loren, les existences les plus ternes tentaient de se frayer un chemin dans ce qu’on appelait la société de consommation. Sur quelques notes de jazz, pas très rassurantes, nous aurions dû faire attention à ce signe, le fou crissant est arrivé, soulevant les jupes et la morale, à coups de dérapages plus ou moins contrôlés et d’accélérations nerveuses. Bruno Cortona (Vittorio Gassman), polo clair et gueule d’amour, baratineur en verve et sans-gêne génial, profiteur jamais en manque d’une réflexion grandiloquente, conduisait une Lancia Aurelia B24 Spider à la carrosserie passablement fatiguée. Cette mécanique exigeante souffrait de nuits courtes et du tempérament volcaniquement dépressif de son propriétaire. Ce Fanfaron-là ne ménageait pas sa monture pour se faire remarquer, usant du klaxon italien comme de la corne de brume, apostrophant les passants dans un succulent délire routier et philosophant sur les chansons de variété. Incurable, innommable, infréquentable, inarrêtable, il nous séduisit d’emblée par ses failles abyssales.

Méchant et drolatique

Car, ne vous méprenez pas, c’était une âme perdue, ses gesticulations ne leurraient personne. Nous nous étions reconnus. J’oubliais, il roulait souvent à gauche de la route, n’étant pourtant pas sujet britannique et, en guise de Saint-Christophe, il affichait sur son tableau de bord, une photo de Bardot en madone du Driving. Et sur son pare-brise, bien en évidence, tel un sauf-conduit dérisoire et splendide, une carte indiquait « Camera Deputati ». Bruno était lâche, inconséquent, épuisant et, malgré tout, fascinant de fourberies et de bêtises. L’esprit de sérieux coulait sur son slip de bain, même si parfois, une sorte de gravité souterraine le secouait tel un spasme accidentel.

Il préférait laisser passer l’orage, ne pas s’appesantir sur ses propres malheurs de peur de ne pouvoir jamais relancer sa machine. Cette force inextinguible n’admettait que ses désirs futiles. Ce Fanfaron-là, gaspillait le temps par crainte du présent, s’enlisant dans des histoires sans lendemain et des affaires foireuses. L’échec lui collait à la peau. Il n’était pas dupe de son manège infernal. Il avait une langue à lui, méchante et drolatique, boulevardière par essence et carnavalesque par destination. Il s’exprimait avec la certitude du fort-à-bras comme le font les enfants mal élevés.

Catherine Spaak, pour toujours

Il pouvait dire : « J’ai jamais aimé le vélo, c’est pas esthétique, j’aime mieux le billard » ; « Avec les Allemandes, c’est facile ! » ; « À Amalfi, j’ai vu Jackie Kennedy ». Pour s’amuser durant cette longue journée, pour dépenser sans compter, pour gaspiller l’essentiel, pour emprunter le tourbillon de la vie, Bruno a embarqué Roberto Mariani (Jean-Louis Trintignant), son exact contraire, l’étudiant ratiocineur et si peu sûr de lui. Je préfère ne pas vous en dire plus. Regardez gratuitement l’intégralité du film sur le site d’Arte ! Ah si, Le Fanfaron est signé Risi, Ettore Scola a mis sa patte au scénario et le twist d’Edoardo Vianello « Guardo come dondolo » ne vous quittera plus du week-end. Il y a bien sûr Catherine Spaak, mais là, il me faudrait plus de dix mille signes pour vous expliquer combien sa seule présence a irrigué tous les cerveaux de ma génération.

 

Les chats russes fondent sur l’Occident!


Le commun des mortels l’ignore peut-être, mais le plus sûr moyen de manifester son soutien à l’Ukraine et sa désapprobation envers la Russie, est d’interdire la présence de chats russes dans les manifestations et concours félins qui occupent les oisifs de par le vaste monde, en l’espèce la très sérieuse Fédération Internationale féline : des chars, on pourrait comprendre, mais des chats ? Telle est en effet la toute dernière (mais on peut être certain qu’il y en aura d’autres) invention d’un Occident azimuté qui redécouvre, hagard, l’existence de l’Histoire, du tragique qui l’anime, des rapports de force qui la constituent, et des guerres qui, parfois, hélas, en accompagnent l’inévitable tectonique.

Sinistre joie épuratrice

L’on comprend bien sûr que des sanctions puissent être prises à l’encontre du pays qui déclenche une invasion, mais que l’on nous permette de ne pas cautionner l’authentique délire à la fois imbécile et stupéfiant d’unanimisme (ce qui souvent va de pair) qui semblait n’attendre que cette occasion servie par Poutine sur un plateau pour s’exhiber tout à loisir dans son obscène stupidité mais aussi dans sa sinistre joie épuratrice.

La haine de la Russie se porte bien. Et la haine des Russes tout pareillement. Il faut dire, l’Occident américanoïde en décomposition a pris l’habitude de « canceler » à défaut d’être désormais capable de construire quoi que ce soit, et il était sans doute un peu en manque ces derniers temps, le filon post-colonial venant à s’épuiser : qu’à cela ne tienne ! Le Russe est là pour venir servir de nouvelle incarnation du Mal que l’on inventerait s’il n’existait pas. Ici ce sont des restaurants russes qui sont visés : pourquoi ne pas, d’ailleurs, peindre les commerces slaves d’un signe distinctif les désignant comme impurs ? Là ce sont des cours sur Dostoïevski qui sont remis en cause. Et puis des chefs d’orchestre, des artistes, qui sont tout simplement déprogrammés, cancelés. Tchaïkovski représente de toute évidence un danger immédiat pour la survie de la planète. Le mot « russe » lui-même est déprogrammé de certaines manifestations culturelles, étant entendu que le ridicule ne tue pas, surtout dans ce secteur.

Guerre et paix

La personne dotée de raison cherchera en vain en quoi des chats, ou des musiciens, ou des restaurateurs, ou des sportifs (en particulier d’ailleurs des compétiteurs d’handisport réputés pour leur hauteur d’âme), ou des écrivains ou des compositeurs, en particulier morts depuis plus d’un siècle, sont responsables de la politique menée par Vladimir Poutine. On cherchera en vain dans Dostoïevski une cause le reliant directement au sort des Ukrainiens de 2022…

 

 

 

 

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