Cinquante nuances de plaisir, Sous le ciel, l'enfer et Ce soir, Qu'est-ce qu'on revoit à la télé ? par Th. Morales

On savait l’Amérique au bord de la crise de nerfs. Grand pays infantile où le moindre téton turgescent dévoilé à la télévision provoque l’hystérie des mères de famille. À observer leurs mœurs rétrogrades, on est partagé entre le sourire et l’accablement. Puis, âme charitable, on les plaint de vivre dans cette schizophrénie perpétuelle, cette affreuse confusion mentale faite de puritanisme et d’exhibitionnisme. Pays à la fois de la fesse triste et de l’industrie pornographique florissante, l’Amérique ne sait plus à quel sein se vouer. La sortie planétaire de Cinquante nuances de Gris, le roman de EL James en est une pathétique illustration. Que retrouve-t-on dans cette œuvre censée raviver la sexualité des femmes mariées ? Un anti-manuel du petit bricoleur érotique, cravache, gode, menottes et fessée à l’usage des épouses en manque d’orgasmes. L’Amérique ne nous déçoit jamais dans sa représentation grotesque et attardée des rapports intimes, du plaisir, de la place des femmes et de son inévitable apologie de la société marchande. C’est aussi réactionnaire que risible. Ne parlons même pas ici du style, négation totale de l’acte littéraire, simplification à outrance du discours et de la pensée, nous assistons à la naissance du « junk-book ». Alors, par souci d’information et d’émancipation, nous aimerions enlever la camisole de force qui drape l’honneur d’une Amérique aussi peu experte sur les choses de l’amour. Il serait bon que les américains (re)découvrent les vertus de l’irrévérence, de la transgression, du raffinement et tout simplement de la liberté.  

Pour les éclairer sur les tourments et les délices de la chair, nous leur conseillons vivement la lecture d’un court roman libertin paru en 1745 et republié cet automne par la collection de poche des éditions de la Table Ronde, La Petite Vermillon.

Thémidore ou Mon histoire & celle de ma maîtresse est l’œuvre d’un certain Godard d’Aucourt né à Langres en 1716 qui fut fermier général, puis receveur général des finances à Alençon. Guy de Maupassant qualifia ce roman de chef d’œuvre, il écrira même que Thémidore est « un vrai miroir enfin de la débauche spirituelle, élégante, bien née et bien portée de cette fin de siècle amoureuse ». EL James peut remballer sa quincaillerie et son fatras idéologiques. Godard d’Aucourt place le plaisir au pinacle. Chez lui, les femmes ne sont pas des instruments dociles mais de véritables dévotes de l’amour physique. Les honnêtes hommes qui ont le cœur noble reconnaissent en elles des âmes pures, les seules capables de déclencher les abandons sincères et les jouissances extrêmes. Godard d’Aucourt vous évitera les descriptions anatomiques, absurdes et indélicates, de l’acte en lui-même, le garçon a des lettres et un style « grand siècle », tournures suaves où la profondeur des sentiments et des opinions crépitent sur plus de cent cinquante pages. Le charme de d’Aucourt réside dans son art de la périphrase, il effleure, il contourne, il suggère sans jamais se perdre dans la banalité friponne. C’est un exploit littéraire que de retenir son souffle sans faire suffoquer le lecteur.

Au contraire, on suit avec passion les aventures de Thémidore, un  jeune conseiller au Parlement qui s’éprend de Rozette, une adorable libertine. Son père qui désapprouve cette chamade, fait enfermer la belle au couvent de Sainte-Pélagie, se met alors en place un roman d’espionnage pour la faire libérer. Quiproquos, déguisements, mensonges, conquêtes à la hussarde, Thémidore use de toutes les malices pour arriver à ses fins. C’est joliment écrit, habilement emmené et sur le fond, féroce de lucidité sur les mœurs de l’époque. Les ecclésiastiques ne sont pas épargnés à l’image de M. le Doux, confesseur ordinaire du père de Thémidore : « il tire beaucoup d’argent de mon père pour les pauvres, entre lesquels je crois qu’il se met au premier rang, et pour plus d’une part ». Superbe démonstration d’équilibre et de persiflage. La noblesse en prend également pour son grade à propos d’une intrusion chez l’habitant en pleine nuit : « c’est la première fois qu’une visite de gens de robe ait apporté de l’argent dans un logis ». Godard d’Aucourt n’a pas son pareil pour railler les puissants et surtout insuffler la passion amoureuse : « De la morale au plaisir, il n’est souvent qu’un pas » ou « Pourquoi la nature a-t-elle borné nos forces, et étendu si loin nos désirs ? ». Quant au portrait de sa tendre amie : « Prude par accès, tendre par caractère, dans un moment son caprice vous désespère ; dans un autre sa passion vous enivre des idées les plus délicieuses », comment ne pas tomber sous le charme ? Vous comprendrez que l’on préfère la compagnie de Rozette sous Louis XV à celle d’une héroïne américaine formatée sous Obama. 


SOUS LE CIEL, LENFER

Ça sent la déveine. Le décor est planté. Nous sommes à Pantruche. Cet instantané des années 50/60 d’avant la destruction des Halles quand la Capitale marchait encore à l’essence populaire, est en soi un merveilleux témoignage sur notre passé récent. Un éditeur malveillant aurait pu rajouter une pastille mentionnant « avec de vraies gens à l’intérieur » comme d’autres abusent du « vu à la télé ». La photo suffit à poser le propos de Robert Giraud, résistant, journaliste, écrivain à succès avec Le vin des rues en 1955, disparu en 1997. Le Peuple des berges est un plongeon dans les eaux boueuses de la cloche. « La cloche en argot, c’est le ciel. Sont clochards tous ceux qui n’ont que le ciel pour toit. Paris compte quelque vingt-cinq mille individus dans ce cas » souligne Giraud, anthropologue du macadam. Il sera leur portraitiste bienveillant, lucide, curieux, infatigable arpenteur du Paris by night de la dèche, du froid et de la soif.

Chez Giraud, l’œil du reporter nous évite l’angélisme, l’apitoiement, l’absurde éloge de la Liberté. Ce Peuple des berges, recueil de neuf articles, a déjà été publié dans l’hebdomadaire Qui ? Détective du 8 octobre au 3 décembre 1956 sous le titre « La vie secrète des clochards de Paris » comme le précise Olivier Bailly dans son excellente préface. Ces neuf textes décrivent au plus près cette réalité misérable d’après-guerre où le génie de la débrouille, la mythomanie des individus qui ont tout perdu, leur quête obsessionnelle du liquide salvateur, en l’espèce, le vin rouge, forment un cocktail au gout amer. « Tout se transforme en bibine » est l’un des dix commandements de la rue. On a la tête qui tourne. C’est bon signe, l’ivresse littéraire est à ce prix-là. On navigue entre Les Biffins de Gonesse de Jacques Perret, Un idiot à Paris de René Fallet et ce peuple-là nous rappelle parfois les mendiants du Caire que l’on croise dans les romans d’Albert Cossery. Si on est loin de l’imagerie gouailleuse d’Archimède le clochard, la galerie de portraits de Giraud vaut le détour. Des frimes pas possibles, des blazes audiardesques. Des gueules surgies de nulle part : Léon la lune, Louis Robespierre, l’Amiral, Coclo, le Gitan, le Chat, Pépé le voleur de chiens, etc…Toutes ces mauvaises herbes du pavé survivent dans cet enfer de la noye. Giraud s’intéresse aussi aux anonymes, le clodo lambda qui brûle sur une grille, comme Gégène qui avoue avoir « le virus de l’honnêteté ». Car dans ce monde-là, tout s’achète, se vole, s’échange. Tout se mange comme ce rôti de hérisson, féérie gourmande de la débine. Ces Raboliot des villes, braconniers du bitume qui sillonnent la Mouff’, la Maub’, qui traversent la Seine ou les Halles à la nuit tombée sont notre miroir sombre. Si la couleur sépia des années 50 rend leur reflet plus acceptable, leurs héritiers n’ont pas pour autant disparu. Il suffit de se promener dans Paris, l’indigence est tenace.

Le Peuple des berges, Robert Giraud, Le dilettante, 2013.

CE SOIR, QU'EST-CE QU'ON REVOIT A LA TÉLÉ ?

La télévision française est en vacances. La mire nous guette. Belle mentalité pour des médias qui fustigent, à longueur d’antenne, nos archaïsmes, nos jours fériés, nos cinq semaines de congés payés et nos maudites 35 Heures. En somme, notre propension à glander alors que la Mondialisation gronde autour de nous.
Eux, rassurez-vous, ils partent deux mois plein pot, les profs’ ne font pas mieux. C’est dire si ce dilettantisme poussé à l’extrême confine à la démagogie cathodique. Mais, ne vous méprenez pas, ils ont une excuse à nous fournir : ils doivent préparer les programmes de la rentrée et inventer de nouveaux concepts. Leur été sera donc forcément studieux. Ils vont plancher (à voile) pour nous.

En septembre, vous allez être bluffé par tant d’imagination et d’audace. Attendez-vous pourtant à voir toujours les mêmes animateurs entourés des mêmes chroniqueurs faisant la promotion des mêmes « artistes ». Ce manège n’a rien d’enchanté. Qui osera, un jour, les mettre au turbin ? Décidément, les mois de juillet et d’août ne sont guère propices à la créativité télévisuelle comme le reste de l’année, en fait. En presse écrite ou en radio, les rédactions tentent, à l’arrivée des beaux jours, de nouvelles émissions, des rubriques plus fraîches, le retour de la fiction, des respirations plus profondes, des plages plus longues, le petit écran, lui, ne fait, aucun effort. Excepté le Service des Sports de France 2 qui ne ménage pas sa peine durant le Tour de France, la télé pédale dans le vide.
A bien y réfléchir, ces deux mois d’absence sont-elles si gênantes pour le téléspectateur ? Ne plus voir leur face satisfaite, leur insupportable flagornerie et leur médiocrité commerciale, ça repose tout de même l’esprit et l’arthrose (due, en grande partie, à une utilisation intensive de la zapette). Et puis, passer ses vacances d’été devant la télé, c’est un retour en enfance, l’occasion de revoir les Gendarmes, Don Camillo ou Ali Baba pour la 20ème fois. Pendant les fêtes de Noël, les rediffusions lorgnent plutôt du côté de Sissi et des dessins animés Astérix. Dans son bilan 2012 paru en mai dernier, le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) a dressé des statistiques précises sur l’impression que nous avons tous de (re)voir toujours les mêmes films. Son classement des films les plus diffusés sur les chaînes nationales gratuites depuis 1957 est une plongée dans notre patrimoine culturel. Nos prédictions s’avèrent assez justes même si certaines surprises peuvent se glisser comme la première place tenue par La Tulipe Noire avec 24 passages depuis 1957 alors que La Vache et le prisonnier ferme ce classement (94ème place) avec « seulement » 16 rediffusions.

Ce classement ne se distingue pas par son originalité. Les cinéphiles jusqu’au-boutistes n’y trouveront pas beaucoup de motifs de satisfaction, les amateurs d’art et d’essai conspueront probablement ce conformisme des chaînes et du public. En dehors de ces extrémistes de la pellicule, les français moyens se régaleront. D’abord parce que n’importe quel citoyen a bien vu 85 à 100 % de ce palmarès ! Ça change du Festival de Cannes. Qui n’a pas vu, au moins une fois dans sa vie, La Traversée de Paris, Le Mur de l’Atlantique, Le Viager ou la Grande Vadrouille peut rendre immédiatement sa carte d’identité à la Préfecture. Ces rediffusions font la part belle au cinéma populaire (Lautner, Oury, Zidi, Molinaro, De Broca, etc…), aux grands acteurs (Belmondo, Gabin, Bourvil, Fernandel, Delon, Coluche, de Funès, Girardot, Ventura, etc…), à la comédie (Les Tontons, les Charlots, les Fantomas, etc…) et aux Trente Glorieuses.
L’immense majorité des films présents dans cette anthologie télé sont estampillés « Origine France », on compte quelques navets italiens comme les « Terence Hill et Bud Spencer », un western US « Rio Bravo » et les viennois Sissi. Les années 60 et 70 sont à l’honneur, Nuit d’ivresse de Bernard Nauer (1986) et Les Spécialistes de Patrice Leconte (1984), avec respectivement 19 et 16 passages, font figure de sorties de la semaine. Il y a certains plaisirs dont on ne se lasse jamais. Je reverrai bien, pour la énième fois, L’Héritier, Le Corniaud, Le Quart d’heure américain ou Signes extérieurs de richesse…Et vous ?

 

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