Auriez-vous été résistant ou bourreau ? Parisien, c'est trop bien de Thomas Morales.

 AURIEZ-VOUS ÉTÉ RÉSISTANT OU BOURREAU ?

Cette question a hanté les enfants du baby-boom, prompts à juger leurs pères, à les porter au pinacle ou à les clouer au pilori. Dans tout fils sommeille un impitoyable juge. Il y avait une revanche à prendre sur cette défaite de 40. À défaut d’entreprendre une nouvelle guerre mondiale, c’est sur le terrain des idées que la jeunesse française des années 70 a invoqué son droit d’inventaire. Elle semblait mieux armée intellectuellement pour « refaire le match » bien au chaud dans les cafés du Quartier Latin. S’imaginer grimper dans le premier avion en partance pour Londres après avoir entendu l’appel du Général, chanter fièrement un couplet de La Marseillaise face à un peloton d’exécution vert-de-gris ou distribuer des tracts appelant la population à se soulever semblaient une évidence… en 1968.

Les après-guerres ont toujours été le terreau du ressentiment et du catégorique. Il est si facile de trancher, d’analyser, de pérorer ou de se révolter dans son salon après coup. On s’imagine des destins extraordinaires, des décisions historiques, des actes de bravoure, surtout lorsqu’on connaît le fin mot de l’histoire. Mais quand on se replace dans le contexte de l’époque, notre part de génie ou d’ignominie fond comme neige au soleil. Pierre Bayard, professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste, tente justement de répondre à cette question dans un essai paru aux Editions de Minuit. Avec toute sa sagacité et sa rigueur, Bayard imagine ce qu’il appelle « un personnage délégué », double de lui-même qui serait né, comme son père, en 1922. Dans cette uchronie individuelle, il n’est pas question pour l’auteur de jouer un rôle de composition mais d’être le plus sincère possible tout en s’appuyant sur des exemples de résistance ou de soumission à l’autorité à travers le XXe siècle (Bosnie, Rwanda, Cambodge). Il fait aussi bien appel à des constructions intellectuelles qu’à des parcours personnels pour aller au plus près de sa vérité. L’expérience de Milgram entreprise entre 1960 et 1963 à l’Université de Yale qui vise à évaluer les degrés d’obéissance et de désobéissance, le parcours d’un anti-héros comme Lucien Lacombe, extrait du film de Louis Malle ou l’attitude du 101ème Bataillon de réserve de la police allemande qui a participé à la mise à mort de 83 000 personnes durant la Shoah nous donnent des clés de compréhension sur notre aptitude ou non à résister.

L’universitaire cherche à définir sa « personnalité potentielle, à savoir cette partie de notre personnalité qui ne surgit et ne se développe que dans des circonstances exceptionnelles ». Pour être le plus proche de cette « réalité » fictionnée, Bayard bouscule son lecteur en lui rappelant les parcours hors-norme de certains résistants. Il s’interroge notamment sur la bifurcation qui pousse un homme à agir. Les exemples de Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, maurrassien devenu résistant, ou de Romain Gary animé par un patriotisme maternelle surpuissant nous prouvent que les destins basculent sous le poids de facteurs convergents. Bayard, qui se met en scène dans les années 40 comme un étudiant admis à l’Ecole normale, possède un certain nombre de caractéristiques propres à son milieu et un caractère bien défini. Comme son père, il a le sentiment que les Alliés gagneront, il est en profond désaccord idéologique avec le régime de Vichy, il est indigné par le sort des juifs, il est en empathie avec tous ses camarades qui subissent un aussi abject traitement. Pour autant, va-t-il s’engager ? C’est là que le travail de Bayard est le plus pertinent et le plus subtil dans cette mise à nu aride. Quand l’universitaire se fait plus intimiste, parle de la peur physique, de l’impossibilité de sortir d’un certain carcan ou de Dieu, le livre prend une autre dimension. Malgré tout un essai aussi puissamment illustré et argumenté ne remplacera jamais la force du roman. Cet essai m’a cependant donné envie de me replonger dans certains romans où justement des personnages basculent d’un côté ou d’un autre. Pile : « Tout a commencé dans la rue, le meilleur et le pire. Le pire plus souvent. Sans la rue, les petits potes traîne-lattes, certain que je me serais pas fourvoyé guerrier de l’ombre » écrit Alphonse Boudard dans Les combattants du petit bonheur. Face : « Ce que j’ai passé mon temps à répéter à l’avocat c’est que pour moi ton histoire était simple : tu avais une guerre rentrée. Tu l’aurais faite aussi bien avec les Anglais. Tu as dû hésiter. Il était moins fatigant d’entrer dans l’un des bureaux de recrutement ouverts en plein Paris que de chercher les relations nécessaires à un embarquement ou un passage des Pyrénées » écrit Jacques Laurent dans Le petit canard.

Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Les Editions de Minuit)

*Photo : Lacombe Lucien.

 

PARISIEN C'EST TROP BIEN


Espèce menacée, le Parisien doit se terrer, ne jamais avouer qu’il habite la capitale sous peine de perdre la vie. Les Français sont comme ça, serviles avec les puissants et démoniaques avec les invisibles. Habiter Paris est devenu une sorte d’insulte, une tache indélébile qui souillerait l’éclat de notre bel Hexagone. Les plus remontés sont, bien entendu, les plus proches géographiquement. Les banlieusards, abrutis par de longs trajets en transport en commun et aigris par une vie sans espoir ont le regard haineux lorsqu’ils croisent un Parisien dans les couloirs du métro. Ils le considèrent à la fois comme un privilégié et comme un ennemi de classe.

Il n’y a pas si longtemps, le Parisien illuminait pourtant les campagnes françaises par sa culture, son mode de vie et son avance indéniable. Bien sûr, ils étaient arrogants, vantards et volontiers moqueurs face aux péquenots qui écoutaient, éblouis, leurs histoires de grands boulevards, de filles faciles et d’automobiles de luxe. Les faibles d’esprit ont cru déceler à partir de là, un désamour entre ces deux populations si différentes. Les Parisiens se sentaient appartenir à une caste supérieure. De leur morgue naturelle, tels des seigneurs citadins, ils tranchaient entre le bon et le mauvais goût. En ce temps-là, leur jugement était sans appel. On n’osait le remettre en cause.

Pourtant, cet antagonisme était perçu comme une chance et non comme une lutte fratricide, il faisait en réalité tout le sel des relations humaines entre Français. Dans ces lointaines provinces, le Parisien, créature extraordinaire, émancipait ces peuplades reculées. Les petits paysans rigolaient entre eux sur les manières déplacées de leurs petits congénères parisiens, toujours sûrs d’eux et la langue bien pendue. Mais quand l’été se terminait, que les vacanciers de la Capitale reprenaient le chemin de leur « triste ville », tout à coup, la vie s’éteignait, on s’ennuyait bigrement sans eux, on se rappelait à la veillée de leurs disques américains ou anglais, de cette musique qui finalement était joyeuse et colorée, on irait même voir si, à la sous-préfecture la plus proche, on ne trouverait pas les mêmes chemises ou les mêmes pantalons qu’eux.

C’est qu’en formidables VRP de la société de consommation, les petits Parisiens avaient insufflé dans les champs, la modernité, la joie de vivre, des mœurs plus libres et surtout une attitude, une confiance en soi qu’on nommait jadis « l’épate… ». Ils en jetaient ces Parigots. L’année suivante, aux premiers rayons de l’été, ils débarquaient à nouveau, avec dans leurs valises, une nouvelle mode qu’on ne tarderait pas à adopter dès la rentrée de septembre.

C’est dire si les Parisiens ont plus influencé le Périgord, la Vendée, le Beaujolais ou la Sologne que les deux dernières Républiques, le Concorde, le Traité de Rome ou l’ORTF. Et puis un jour, ces colonisateurs des belles saisons ne revinrent plus. Les Parisiens disparurent à l’aube des années 80 comme les mobylettes italiennes à vitesses, les slows langoureux, les blousons en suédine et les chaussures en daim. Certains firent bien un peu de résistance mais la pression immobilière les poussait inexorablement à l’extérieur du périphérique. Ils perdirent leur qualité de Parisien pour redevenir de simples provinciaux.
La Capitale vieillissait au rythme de la mondialisation galopante et l’esprit de Paname s’évaporait dans les brumes matinales de la Seine. La télévision avait en revanche trouvé son bouc émissaire favori, elle agitait sans cesse le Parisien comme l’épouvantail de tous nos malheurs. Partout en France, on crut ce discours xénophobe qui faisait du Parisien, un être vil, coupable de notre déclin. Le Parisien sert encore de fragile paravent à la misère ambiante. Il est plus facile de le jalouser que de se demander pourquoi on a construit à la va-vite ces cités sans âme et entassé à la pelle les plus pauvres d’entre nous à la lisière des anciennes fortifications.

Hors de prix, la capitale pratique désormais une ségrégation sociale dont elle peine à se relever. Moralement, elle a failli à sa mission civilisatrice. Le Paris populaire des ouvriers du bois, des métaux et du vin a définitivement tiré le rideau. Fermé pour cause de goinfrerie. Les plus avides ne pouvaient décidément plus laisser une si belle ville aux mains des prolétaires.

Après un bon coup de balai et un léger coup de pinceau, on a tout simplement vendu la Capitale aux plus offrants. Les riches étrangers y sont les bienvenus. Des quartiers autrefois symbole de la lutte révolutionnaire ont laissé la place à des immeubles de standing où les rejetons de la bourgeoisie tentent de s’y greffer avec le frisson de la transgression. Est-ce à dire que le Parisien a été anéanti sous la folie immobilière et la gabegie de l’État ? N’exagérons rien :il reste encore quelques traces de son passage sur Terre et plutôt du côté de la Rive Gauche.

C’est là aussi une erreur communément admise de penser que la Rive Gauche est un repère de vieux intellos figés dans le Saint-Germain-des-Prés de Sartre et de Juliette Gréco tandis que la Rive Droite serait le cœur battant de cette ville moderne et assurément tournée vers l’avenir. Nous vivons une période trouble où les faux-semblants pullulent. La Rive Droite n’est qu’une illusion, un mirage des pavés, un château de sable qui pourrait s’envoler. Elle est faite en carton-pâte, construite sur un crime, elle a perdu à jamais son âme. De Montmartre au Faubourg Saint-Antoine, le Paris populaire a été prié de déguerpir. Alors que la Rive Gauche a conservé sa nostalgie, son caractère enfantin, pendant encore longtemps des étudiants longeront les grilles du Luxembourg avec l’ambition de dévorer le monde et de dire « A nous deux, maintenant ! ». Les canards du parc Montsouris regarderont des couples qui n’en finissent plus de s’enlacer et la grande horloge de la Gare d’Austerlitz indiquera aux plus étourdis qu’il est l’heure de quitter la Ville Lumière.

L’esprit de Paris n’est donc pas mort. Espérons que les enfants des petits paysans qui croupissent aujourd’hui dans d’obscures métropoles régionales et de lugubres zones pavillonnaires, rêvent toujours en secret de Paris. Parce que, finalement, tout se résume dans ce mot d’Alfred Valette répondant à Léon-Paul Fargue qui lui demandait ce qu’était un Parisien : « Un Parisien ? C’est un Français ! ».

 

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