Circulez y'a rien à voir ! Là-haut, un oiseau passe ! et Fargue, éclaireur du vieux Paris par Th. Morales

 CIRCULEZ Y'A RIEN A VOIR !

Notre pays est prompt à s’enflammer au moindre sujet de société. Un livre montrant une institutrice à poil et voilà notre démocratie qui dérape, notre éducation qui rétrograde, nos politiques qui s’enlisent et nos intellectuels qui démarrent sur les chapeaux de roues. Les 24 Heures du Mans de la démagogie, de l’à peu près et du suivisme sont lancées. Vous ne les arrêterez pas. Notre pays adore se vautrer dans la facilité et l’amateurisme de ces débats sans fin et sans fond. Mais un vrai sujet, social, sensible, délicat, douloureux et identitaire, point à l’horizon ! Nos élites le fuiront d’instinct, elles savent qu’elles ont trop à y perdre médiatiquement. En lisant le dernier essai   de Mathieu Flonneau Défense et illustration d’un automobilisme républicain, préfacé par Dominique Reynié, j’ai été saisi par le courage du propos, la plume alerte, la perspective historique et le sens de la mesure. Car, en France, pays jadis de toutes les libertés sauf de circuler, l’automobile n’est ni un sujet d’études, ni d’admiration, plutôt de détestation générale. Nous ne sommes pas une Nation automobile à l’instar de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne, la bagnole ne fait vibrer chez nous que d’affreux nostalgiques ou, pire, des criminels de la route.

Les gens qui aiment l’automobile pour sa mission civilisatrice, osons les grands mots, longent les murs. Ils se cachent, peur d’être dénoncés comme des déviants. « La popularité de l’automobile mérite pourtant d’être prise au sérieux » écrit Mathieu Flonneau qui est loin d’être un va-t’en guerre des Nationales ou un allumé du champignon. Ce penseur de la mobilité, spécialiste de Pompidou, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-1 et à Sciences Po sait garder la tête froide. Son essai n’a rien à voir avec « un brûlot anti-radars » et il n’hésite pas à fustiger « le communautarisme Coyotte ». Un peu de subtilité et de complexité au sein de l’Université française, ça ne fait pas de mal. Ce quadra lecteur de Chardonne qui a entretenu une correspondance avec François Nourissier réfléchit, arguments à l’appui, aux causes profondes de cette fronde anti-auto dans les sphères dirigeantes. Comment en sommes-nous arrivés là ? Dans son court essai, Flonneau mitraille la bien-pensance qui a fait de la voiture, l’ennemi public numéro 1.

Sa réflexion est passionnante, elle couvre de multiples domaines : le déclassement, les votes populistes, la gentryfication de Paris, les voies sur berges, la place de la Seine, etc.

 

LÀ-HAUT, UN OISEAU PASSE ! 

Romy ensorcelle la Cinémathèque jusqu’au 31 juillet


Longtemps, je suis resté réfractaire au charme écorché de Romy. Je refusais de m’y soumettre. L’opération de séduction me paraissait trop grossière, trop évidente, trop charnelle, trop fabriquée, trop photogénique. Son désespoir apparent et toutes ses lignes de fracture m’empêchaient d’y croire, me mettaient à distance. Sa tristesse infinie polluait ma vision nocturne.

L’intransigeance est la marque des sots

Son débord émotionnel était un frein à mon imaginaire. Même son grain de peau lisse, cette sensualité huileuse et tous ses appels en détresse me gênaient à l’écran. J’enrageais de cette impudeur-là, à peine retenue, largement orchestrée. La colère montait en moi. Je n’y voyais qu’un numéro de dénudement psychologique. La fiction n’autorise pas tous les dévoilements, croyais-je. J’étais heurté par son flot de larmes en captivité et sa douleur à vivre le quotidien. J’exigeais un contrôle total des sentiments de sa part. Cette recherche de moralité m’éloignait de sa vérité intime, la jeunesse s’accorde mal avec la nuance.

J’étais trop con. L’intransigeance est la marque des sots et des esprits querelleurs. Je n’acceptais pas le chaos intérieur comme moteur de la création. Alors, les hésitations de Romy, ses emportements, sa fragilité, son exigence à bien faire, son professionnalisme qui pouvait confiner à la terreur, me la rendaient totalement étrangère. Je n’avais que faire de sa beauté plastique et de ses failles en cataplasme. Elles étaient trop encombrantes à mon goût pour que ne filtre une émotion non trafiquée. Et puis, le temps a passé, mon intransigeance a disparu.

L’actrice intranquille

Ce n’est que bien plus tard, à la quarantaine venue, que j’ai pu enfin regarder ses films avec une dévotion sincère. Je comprenais son destin. Sa grâce fatiguée me touchait enfin et je pus accepter les images de son éclat, sans la juger. Parce que Romy gagne toujours à la fin. Vous pouvez ériger toutes les barrières ou toutes les frontières contre son attraction, elle réussit à passer, à casser toutes les digues, à pointer son dard dans votre cœur. Dans un rôle au cinéma, dans une interview télé, dans une attitude, un geste anodin ou un mot prononcé avec la puissance gutturale du désespoir, elle vous cueille, vous extrait de votre tranquillité bourgeoise. C’est l’actrice intranquille, par nature. Inconfortable, par essence.

Vous êtes là, hébété, un peu sonné dans un fauteuil rouge, ne comprenant pas ce qui vous arrive, son corps devient accessoire, la nudité chez elle prend la forme d’un don sans conséquence. Ce qui vous saisit vraiment, c’est la teneur de son fracas, son résiduel mal-être ne vous quittera plus. Il vous accompagnera comme le signe d’un déchirement douloureux et beau à la fois, une impossible rédemption, un drame en marche qui, bizarrement, nous vous accablerait pas. On puise beaucoup de force, à son corps défendant, dans l’œuvre de Romy. Pour capter cette délicieuse gêne, ce sentiment équivoque qui s’appelle le trouble, la Cinémathèque lui consacre une exposition jusqu’au 31 juillet. De Sissi à Visconti, de Chanel à Clouzot, des Alpes autrichiennes à Ramatuelle, d’une petite fiancée étendard identitaire à la femme fatale, de Philippe Sarde à Claude Sautet, Romy est une Française qui fut adoptée par tout un peuple reconnaissant. Une Marianne aux yeux clairs et aux seins hauts, le regard embué et cet accent chevrotant qui vaut tous les passeports du monde. L’entendez-vous, déclamer la chanson d’Hélène « Ce soir, nous sommes septembre ; Et j’ai fermé ma chambre ; Le soleil n’y entrera plus ; Tu ne m’aimes plus » ? Comment ne pas percevoir dans ces quelques paroles, toute la fraîcheur et la tragédie des « Choses de la vie » ?

La légende demeure

Dans cette exposition, ce sont les détails qui émeuvent, des photos accrochées au mur qui nous rappellent une célébrité éclatante et si souvent outrageante. Plus qu’une star, Romy demeure une légende. Revoyez-les, tous les deux, dans leur lumière tapageuse, timides et déjà conquérants, Alain enlaçant Romy sur les bords de Seine dans un cliché en date du 29 mars 1961 signé Maurice Jarnoux pour Match. Plus tard, sur le bord d’une piscine, l’eau chlorée se reflète dans ses yeux, elle semble heureuse comme un enfant qui plonge à pieds joints et éclabousse toute la maisonnée. Là, en discussion, cigarettes aux lèvres avec Paul Guimard assis dans une chaise en rotin. Et, peut-être, le document le plus précieux de cette rétrospective, dans une vitrine, un mot griffonné au feutre sur du papier à en-tête du Sofitel Thalassa de Quiberon. Cette missive adressée à Claude Sautet, pleine de ferveur et d’admiration, envoyée à son adresse « 15, avenue des Goblins (sans e) » vous laisse groggy mais heureux.

 

FARGUE, ÉCLAIREUR DU VIEUX PARIS ! 

 

« Penser n’est rien, c’est se souvenir qui importe » résume la démarche du Piéton de Paris. Les éditions Seghers font reparaître en ce début d’année « Lanterne magique », un recueil de chroniques littéraires du Paris occupé (1942-1943), publié à l’origine en 1944 par Robert Laffont à Marseille. Son auteur, Léon-Paul Fargue (1876-1947) tient une place à part dans l’histoire de la littérature française celle d’un enlumineur du quotidien. Cet irrégulier clairvoyant ne marine jamais dans le ressentiment. Philosophe des arrière-cours, il ne ressemble pas à ses contemporains d’avant-guerre dont la prose trafiquée empeste souvent la comédie. Sa poésie du macadam touche par une sincérité éclatante. Son écriture chargée de mille pépites brille dans une ville vert-de-gris. Fargue, inlassable arpenteur du vieux Paris, échotier d’un monde disparu, peintre de l’éphémère, instille une mélancolie jouissive, se prosterne devant les plaisirs les plus simples et rend à la poésie, son souffle vital.

Les textes réunis dans cet ouvrage n’évoquent pas directement les affres de l’Occupation. Fargue préfère l’allégorie à la sombre réalité. Ses billets d’humeur ont le parfum tenace des vraies émotions. Indélébiles. Ils sont une déclaration de guerre aux falsificateurs qui pullulent dans les Arts. On le lit à la tombée de la nuit, avec le sentiment d’avoir trouvé un ami. Kléber Haedens évoquait « un style Fargue, un langage de Fargue, un Paris composé par Fargue et passé par le filtre du cœur ». Il y a dans les réflexions de ce vieil homme, des envolées lyriques que l’Education Nationale devrait faire siennes. Je doute qu’on fasse lire Fargue aux écoliers de France. Cette belle langue venue du fond des âges au service d’un humanisme étincelant, loin de la moraline à plein tube cathodique, ne serait pas du luxe de nos jours. Voici ce qu’il écrivait sur la place de l’artisan dans la société (son père était verrier) : «  Son travail est celui de la modestie dans la grandeur. Il est un des tuteurs du redressement de la vie française » ; sur les enchantements de la langue après avoir vu une pièce de théâtre au Français : « Je me sentais profondément Français, Parisien, cocardier presque. […] J’entendais avec ravissement ma meilleure langue natale. Je buvais à longs traits l’élixir du génie de mon pays rieur et grave » ; sur les tribuns : « Le bavard ne parle pas, il fait du bruit » ou encore cette ode aux instruments de musique : « Ce que j’admire et que j’aime le mieux, c’est la pièce de bois finement sculptée et modelée, la plaque en forme de violon dont le luthier, dans le plein de son travail, se protégeait la poitrine et se réconfortait le cœur. Cela s’appelait une conscience ! Tout un programme. Mieux : un état de l’âme… ». Cette Lanterne magique met également en lumière des artistes oubliés, les personnalités qui ont illuminé ce siècle naissant : la grande Réjane, Marcel Prévost, Ernest Rouart ou Henri de Régnier.

Avoir eu vingt ans en 1900 et fouler l’Exposition Universelle à Paris, reine du monde, bouleversa le regard et la sensibilité des jeunes hommes de cette époque-là. Dans ce recueil, Fargue ne cache pas non plus son admiration, doux euphémisme, sa reconnaissance éternelle pour Victor Hugo, « l’honneur de la profession ». « Il fixait à la fois la chose, l’heure, la couleur, le climat, la température, le souvenir et l’odeur. Tel est le secret de ce Pactole » écrit-il dans une longue tirade pleine d’émerveillement devant ce génie des lettres. Pour toutes ces raisons, cette cascade de mots qu’on boit au goulot, ces références au monde d’avant, cette poésie de l’instant, la prose de Fargue est immortelle.

Lanterne magique – Chroniques littéraires de Paris occupé de Léon-Paul Fargue – Editions Seghers

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