La promesse de l'aube par Th. Morales et Ce sont les français qui sont ingouvernables par Sopie de Menthon

 La Promesse de l'Aube

 

Les pieds dans l’eau de René Fallet (1927-1983) paru en 1974 demeure, à ce jour, le meilleur livre politique écrit sur la sécession électorale


Et si René Fallet avait été le meilleur politologue de France ? Ses analyses sur le fil de l’eau demeurent d’une pertinence qui met l’IFOP et Opinion Way en ballotage défavorable, le CEVIPOF en perd sa boussole idéologique, et Jérôme Fourquet s’avoue vaincu face à cette admirable archipélisation de la pensée piscicole.

Le moustachu antimilitariste, anarchiste de gauche et de droite, tendance essuie-glace, pêcheur à la mouche tardif, avait tout prévu dès 1974 dans Les pieds dans l’eau aux éditions du Mercure de France (reparution au Cherche Midi en 2010). L’abstention massive, la fibre écologique naissante et le pas de côté comme sursaut moral d’une nation à la dérive. Il y a presque cinquante ans, Fallet nous montrait la voie de la dissidence, sans arme, ni violence.

Désengagement halieutique

On ne peut décemment considérer l’hameçon comme une arme de destruction massive et l’appât à la pâte ou au pain comme une mixture dangereuse pour les nappes phréatiques. Le désengagement halieutique ne touchait alors qu’une frange réduite de la population. Quelques anachorètes berrichons ou bourbonnais, artistes montmartrois à la gaule branlante et fugueurs des villes avaient anticipé cette grande vague migratoire vers les campagnes. L’appel de la rivière comme celui du Général se faisait en silence, dans l’anonymat qui sied bien aux résistants.

On ne sonnait pas le tocsin pour pêcher la truite arc-en-ciel ou le brochet carnassier. Ces carapateurs du dimanche matin partaient sur la pointe des pieds. Ils s’exfiltraient du monde moderne en toute discrétion. Si bien que personne n’avait remarqué leur absence. La majorité trop occupée à consommer se vautrait dans une société qui offrait, chaque jour, de nouveaux divertissements aussi polluants que décevants. Aujourd’hui, plus d’un Français sur deux renonce aux urnes, semblant avoir assimilé les préceptes politiques de Fallet. Il est donc temps de relire l’essayiste honoris causa de l’Université de Jaligny-sur-Besbre pour comprendre ce qui pousse l’homme à prendre la tangente et à préférer une paire de bottes à une carte d’électeur, à se remémorer tard dans la nuit noire l’ordonnancement de son matériel dans une musette ad hoc. « Moulinet ? OK ; canne ? OK ; fil ? OK ; amorce ? OK ; épuisette ? OK.  Ah j’ai oublié ma boîte de Rapala ! ».

Combien de fois cet inventaire à la Prévert a réveillé le dormeur du val de Loire qui sommeille en nous. Tous ces menus plaisirs, dînettes pour garçons retardataires prennent la forme d’une humanité avancée, étrangère à la performance et au paraître. Fallet a décrit, a ritualisé même ces moments suspendus qui n’appartiennent qu’à soi. Dans le fracas politicien du moment, ils sont précieux.

Ce sont de fragiles victoires face aux cohortes des oppresseurs qui veulent absolument guider nos vies. Un moment rien qu’à soi, qui se partage à l’occasion entre amis, jamais plus de trois au bord de l’eau, mais reste totalement improductif et inutile, enfantin et joyeux, introspectif et salutaire, qui vire parfois à la déroute générale ou au miracle des eaux. Comme Fallet, je me souviens de cette lutte qui m’opposa, au mitan dans années 1980, dans la petite Sauldre, à une très combative fario. Il était tôt, ce jour-là. J’avais accroché mon lancer au cadre de mon bicross Motobécane jaune bouton d’or et pédalé pendant quarante minutes avant d’arriver sur « mon coup ». Je peux rassurer les animalistes : la fario court toujours. La pêche est une promesse de l’aube, un dernier espace-temps qui ne serait pas soumis aux diktats des autres.

Écrire à l’eau claire

Une liberté qui n’agresse pas, ne compromet pas et rend les hommes un peu moins cons. « Vous n’avez jamais vu l’aube. La vraie. Pas celle du premier train de banlieue. Seul le pêcheur sait le goût exact du matin, le goût du pain et celui du café de l’aurore. Il a, seul, ces privilèges exorbitants. Né subtil, il n’en parle pas. Il garde tout cela pour lui. C’est un secret entre le poisson et lui, l’herbe et lui, l’eau et lui », écrit-il. Car le pêcheur est un philosophe qui s’ignore. Ce livre est un plaidoyer pro domo pour les perches miroitantes et une friture de gardons, à l’été frémissant. Il n’est pas ici question de valeurs, de République, de tripartisme et de majorité relative. Fallet n’est pas un agent instructeur civique du cloaque, il écrit à l’eau claire.

Ce sont les français qui sont ingouvernables. 

Nous nous gaussons depuis dix jours d’une Assemblée ingouvernable. Chacun y va de son commentaire politique. Mais, si nous nous regardons bien, ce sont nous, les Français, qui sommes irrécupérables ! On peut considérer l’intérêt général comme rien de plus que la somme des intérêts particuliers. Mais, plutôt que de somme, il faut bien plutôt parler de division, tant nous sommes devenus individualistes.

Les syndicats, supposés nous représenter, sont une force et une menace de paralysie permanente du pays. Les veilles de vacances, par exemple, sont pour eux des occasions rêvées de grèves dans les transports. Il s’agit d’être le plus nuisible possible. Normal, disent-ils, avec leur bonne foi coutumière, si cela ne gêne personne, pourquoi faire grève ? De même, il est apparemment également salutaire de faire grève le matin des examens ou du bac, pour que nos jeunes apprennent comment se comporter plus tard. Enfin, les soirs de matchs semblent aussi une excellente opportunité. N’oublions pas que le désastre du Stade de France, le 28 mai, avait démarré par la formidable logistique des couloirs de métro et RER environnants, bloquant les accès habituels – ce qui n’avait pourtant pas empêché les loubards (pardon ! réflexion nauséabonde) d’arriver sur les lieux au bon moment.

Le droit de grève transformé en devoir de grève

Tout cela est normal, et personne n’osera dire à quel point c’est scandaleux : nous sommes le pays non pas du droit de grève mais du devoir de grève, et il y a toujours des journalistes complaisants prêts à tendre leur micro au seul passant qui comprend, voire qui approuve pareils blocages.

Nous sommes le pays qui a inventé le terme « d’incivilités » pour atténuer toutes les nuisances : les vols, les agressions, les détritus répandus avec bonheur un peu partout, les graffitis, les tags… Pour un peu, on plaindrait Anne Hidalgo, dont les équipes municipales sont condamnées à nettoyer une saleté le soir qui sera retrouvée le lendemain matin.

Nous aimons notre État, tout en nous plaignant quand l’administration se substitue à lui, tout en nous plaignant de la dette abyssale qu’il creuse pour notre bien – et disons-le, à notre demande. Qui n’aime pas les chèques cadeaux, à part ceux qui les paient ? Dans les dîners, nous répétons sentencieusement que cette dette, nous la laisserons à nos enfants, mais en toute franchise, tout le monde s’en fiche, à part quelques économistes qui sont du mauvais côté : celui de l’économie. D’ailleurs, nos chers petits ont trouvé vachement cool de voter Mélenchon, le cancre talentueux de la politique économique.

Et l’emploi… Ah ! L’emploi, nous le réclamons, et nous vantons le plein emploi… mais en détestant le concept du travail qui demeure l’exploitation de l’homme par l’homme. Allez comprendre… D’ailleurs, le plein emploi, il paraît que nous y sommes, impossible de recruter ! Où sont passés les demandeurs d’emploi ? Certains sont particulièrement habiles, car en France on « se met au chômage », on joue avec les aides, les complexités, les tolérances : ils sont nombreux les profiteurs de l’État


Quels enfants allons-nous laisser à la France ?

Et notre responsabilité collective ne s’arrête pas à ces tristes constats que je viens de faire. Nous nous indignons aussi du niveau de nos enfants, dont on découvre qu’un sujet du bac banal les plonge dans un abime de perplexité (« Le jeu est-il toujours ludique ? », mais que diable peut bien vouloir dire ludique ?) Tout y passe : le niveau lamentable de notre école, les profs et leur pédagogie pourrie qui nous font chuter dans les classements, le mot trop difficile (sic) mais qui était au programme !

Résistance !!

Mais quand même, ne désespérons pas, il y a aussi cette France profonde (à ne pas confondre avec le détestable État profond !) qui est toujours là. Profonde, parce qu’elle réfléchit et raisonne avec bon sens, parce qu’elle a intégré des valeurs, qu’elle se tait, ne vote peut-être pas toujours, par déception, n’est pas droguée à l’info en continu, élève ses enfants comme elle peut, et travaille sans s’estimer exploitée (70% des salariés aiment leur boîte). Ces citoyens-là aiment vraiment leur pays, cette France qui ne se reconnait plus dans les images qu’elle se renvoie d’elle-même.

Appuyons-nous sur elle, et puis bonnes gens, résistez ! N’ayez pas peur de vos certitudes, ne tombez pas dans le politiquement correct, c’est vous qui avez raison, vous qui ne contribuez pas à rendre ce pays ingouvernable. Aujourd’hui « Le bon sens réunit d’abord la majorité… mais contre lui » (Alphonse Karr). L’invocation du « bon sens » est par ailleurs devenu le facteur discriminant du monde politique pour identifier la droite. Eh bien soit… cap à droite, alors ! Nos valeurs en dépendent.

 

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