Où sont les esprits libres ? par Esteban Maillot et quand une histoire de fond de teint agite le monde lyrique par Julia Lebrun

 

Dans le dédale des ruines sinueuses qu’a laissé derrière elle la destruction du véritable progrès de l’esprit humain, une jeunesse innombrable et boursoufflée d’inculture se croit libre et éveillée…


Elle oublie qu’il n’y a pas esclave plus docile que celui qui se croit libre. Dans le panurgisme inintellectuel ambiant, tout porte à croire que la liberté de pensée inspire une crainte paralysante à une horde juvénile qui n’aborde qu’avec circonspection toute idée qui ne lui a pas été insufflée par une «story», un «snap», un «tweet», un minuscule reportage faussement journalistique et purement aride d’intellectualité. Un état de fait qui divise la jeunesse en deux camps opposés : les déconstructeurs en fleurs, et les réactionnaires en pleurs.

De cette configuration résulte une irréconciliable dichotomie : d’un côté les avaleurs de belles idées progressistes, de l’autre les réfractaires nichés dans la protéiforme contre-culture antimoderne. Comme chacun a peur de voler de ses propres ailes, malgré l’obsession individualiste qui anime les premiers et raidit leurs dogmatiques vertèbres, et le désir d’envol réactionnaire des seconds, nous nous retrouvons devant deux factions radicalement opposées. La première est celle à laquelle chaque jeune est destiné, sa naissance dans le monde moderne le condamnant aux fruits secs qu’engendre la défaite de la pensée, par une permanente exposition à la propagande anti-nationale, anti-blanche, anti-hétérosexualité, anti-carniste, anti-viticole, en somme, anti-française.

 Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) disqualifient une pléthore de parents et d’institutions qui ont le malheur de n’être pas informés sur les affres qu’ouvre la fréquentation du monde numérique, face auquel tous les cercles infernaux imaginés par Dante semblent être de champêtres jardins édéniques. Ainsi, comme la Rome impériale fabriquait des guerriers conquérants et orgueilleux, comme la royauté catholique dessinait des adorateurs de Dieu, comme la République a façonné des patriotes soumis à la loi civile et au culte national, la tyrannie numérique aux douces et serviables apparences sécrète des esclaves zélés. Tous ces systèmes séculaires de gouvernement de la conduite humaine ont pour point commun de former des automates obéissants, cordialement invités par tout le cadre social à chérir le principe générateur de la Cité, que ce soit, respectivement, la mythologie païenne, l’adoration christique ou le culte républicain. 

Après l’infâme siècle des totalitarismes, vient celui de la servitude numérique volontaire, dans l’asservissement de laquelle se jettent d’innombrables jeunes gens, pour laisser dans la pénombre les parents et l’école. Les GAFAM ont fait ce que tous les prédicateurs monothéistes et tous les dictateurs eussent espéré accomplir : modeler l’homme à l’image de leur dessein. Partant, la fin des esprits libres étant pleinement constatable dans la simple observation du déconcertant suivisme idéologique qui régit la «pensée» des jeunes, le sophisme kantien «ose penser par toi-même» semble d’une prodigieuse actualité.

La modernité numérique, berceau du conformisme inintellectuel 

L’utilisateur moyen de Snapchat, Twitter, Instagram ou TikTok, qui a oublié l’esthétique d’une bibliothèque et l’odeur d’un livre, est condamné à être une bête d’élevage autant captive et gavée que les pauvres animaux dont le funeste sort industriel est partagé en masse par tous les bons esprits indignés. C’est dans l’ère du vide qu’a pu autant s’immiscer le germe de la servitude intellectuelle. Une écrasante part de publicités, de slogans, de vidéos, d’images, de petits pamphlets mal rédigés, que l’on peut trouver sur tous ces réseaux, a remplacé la Bible, la Déclaration des Droits de l’Homme et le Code civil. La législation comportementale des hommes est désormais placée dans les parchemins virtuels de ses écrans-totems qui indiquent ce qui est bien, et dénoncent ce qui est mal. Partant, l’issue naturelle d’un tel matraquage ignorantiste, c’est l’adhésion aux thèses de la fausse gauche moderne. Il ne peut quasiment pas en être autrement. 

Un lycéen d’aujourd’hui ne peut pas ne pas adhérer aux marches des fiertés, à la censure des œuvres classiques, à l’obsession raciale ou encore à la fausse et lâche lutte contre le changement climatique, sans être considéré comme déviant. La déviance sociale, de nos jours, c’est d’être jeune et d’avoir un esprit libre, mesuré, cultivé, lettré et savant. C’est d’avoir forgé une pensée en se nourrissant avec soin et patience de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Spinoza, Pascal, Locke, Schopenhauer, Nietzsche et toute la lumineuse littérature que la civilisation a permis de faire naître. C’est être courtois, c’est respecter l’autre, c’est porter la cravate, c’est honorer la mémoire des illustres, autant de conduites de vie qui suscitent l’hilarité auprès du vulgaire que la crapulerie du monde érige en indépassable modèle de vertu.

La vaste opération, fût-elle volontaire ou inconsciente, de formatage des esprits par le truchement d’une nouvelle religion numérique, qui transforme chaque écran en chapelle où les fidèles aliénés viennent déposer leur cierge d’aveugle adoration, achève de montrer que l’homme sans foi ni patrie est perdu, mais n’est pas assez audacieux pour préférer la liberté à la servitude. L’homme est né libre, et partout il est dans les fers, parce qu’il aime à s’enchaîner.

 

 

La seule brèche menant vers la liberté d’esprit est celle qu’ouvre la saine culture et la dégustation à la table de l’histoire et de la littérature. Une table qui compte de moins en moins de convives, le festin a désormais l’allure du crépusculaire dîner d’un conciliabule d’antimodernes esseulés dans un monde décultivé. Mais en cuisine comme en connaissance, nous sommes passés de la gastronomie française au fast-food nord-américain…

 

Quand une histoire de fond de teint agite le monde lyrique 

La jeune soprano américaine Angel Blue renonce à chanter au festival d’opéra de Vérone, pour une énième affaire de blackface. Récit.


Il est des indignations dont on peine parfois à comprendre la raison et l’intensité. Que la soprano afro-américaine Angel Blue ait ainsi renoncé à ses débuts aux Arènes de Vérone pour ce qui peut se résumer à une histoire de fond de teint, laissera par exemple perplexe maints esprits européens. Et pourtant, c’est bien un petit scandale qui agite le Landerneau lyrique cet été.

Tout a commencé le 8 juillet, lorsqu’Anna Netrebko poste sur son compte Instagram une photo d’elle costumée et maquillée pour le rôle de l’esclave éthiopienne Aida, qu’elle interprétait à Vérone. Son teint assombri pour l’occasion fait alors bondir d’horreur les réseaux sociaux et ravive une polémique devenue assez récurrente dans le monde de l’opéra : elle s’est rendue coupable du crime épouvantable de «blackface ».

 

Commentaires outrés

Les commentaires outrés s’accumulent, incitant en vain la soprano russe — déjà dans le collimateur de la bien-pensance —à s’élever contre « cette pratique honteuse ». « Le blackface est, et a toujours été mauvais et répugnant » tweete en lettres capitales la chanteuse Jamie Barton. « Beaucoup de gens ne réalisent pas à quel point cette pratique est ancrée (dans l’histoire) et horrible », se lamente encore le contre-ténor Bejun Mehta. Car c’est aujourd’hui un des combats majeurs des anti-racistes américains : faire la chasse à cette pratique théâtrale consistant à peindre le visage et le corps des acteurs représentant des personnages sombres de peau, les plus célèbres à l’opéra étant le Maure Otello, et l’esclave éthiopienne Aida.

En Amérique, le « blackface » consistait à se noircir le visage d’une manière grotesque (…) Faire le lien entre cette pratique très circonscrite géographiquement et historiquement et les maquillages de notre bon vieil opéra européen relève soit de la mauvaise foi, soit de la stupidité

C’est à ce moment que la jeune Angel Blue, qui devait interpréter La Traviata sur cette même scène, découvre avec horreur avec quels malfaiteurs elle s’apprêtait à collaborer et, prenant héroïquement le flambeau du combat anti-raciste, s’offre le luxe d’annuler officiellement ses débuts aux Arènes et de rompre un contrat signé depuis longtemps. 

« L’utilisation du blackface dans n’importe quelle circonstance, artistique ou autre, est une pratique profondément erronée basée sur des traditions théâtrales archaïques qui n’ont pas leur place dans une société moderne », déclare-t-elle. « C’est offensant, humiliant et carrément raciste, point final. » Point final ! Et gare à celui qui oserait moufter ou tenter de répliquer.  

L’Européen lambda reste tout de même perplexe. Cela ne la regarde pas vraiment puisque ce « blackface » concerne une production à laquelle elle ne devait pas participer. Les mauvaises langues se demanderont aussi pourquoi elle ne s’est pas retirée dès le 18 juin, lorsque c’était l’Ukrainienne Liudmyla Monastyrska qui interprétait Aida avec le même maquillage… Un blackface ukrainien serait-il moins grave qu’un blackface russe ? 

La Netrebko, elle, persiste et signe : « Je ne serai PAS une Aida blanche », avait-elle déjà déclaré en 2019 « Visage noir et corps noir pour les princes éthiopiens, pour le plus grand opéra de Verdi ! OUI ! »

Le Festival des Arènes de Vérone, qui avait déjà été confronté à cette polémique en 2019, s’en explique une fois de plus : ils refusent d’altérer leurs deux productions d’Aida — l’une de 1913, et l’autre de Zeffirelli — qui sont des spectacles anciens à valeur historique et patrimoniale, conçus à des époques où ces problématiques n’existaient pas. Ils ajoutent au passage qu’Angel Blue ne pouvait pas ne pas être au courant de la nature de ces productions lorsqu’elle a signé son contrat…

Les remontrances de Grace Bumbry

C’est alors que Grace Bumbry, une des premières grandes cantatrices de couleur ayant fait une carrière internationale, fait à tous la surprise d’intervenir dans le débat. Du haut de ses 86 ans, celle qui fut la scandaleuse « Venus Noire » de Bayreuth en 1961, adresse à la jeune Angel les remontrances gentilles mais fermes d’une grand-mère à sa petite fille égarée et se dit « profondément choquée sur tous les plans » par son comportement. « C’est ma responsabilité en tant que pionnière noire dans cette profession de vous corriger lorsque vous dépassez les bornes ». Elle rappelle qu’à son époque, elle n’hésitait pas elle-même à pratiquer le « whiteface » : « Il faut avoir une « image claire » de l’origine des personnages et la respecter dans la représentation et faire preuve d’un « désir de crédibilité », explique-t-elle. (Entre nous, imaginez le scandale si l’on demandait aujourd’hui à Angel Blue de s’éclaircir le teint pour interpréter Violetta… ce qui ne serait pourtant pas absurde pour ce rôle de demi-mondaine parisienne…). 

Mais si l’on en croit certaines réactions sur les réseaux sociaux, même ces paroles frappées du sceau du bon sens, ne semblent pas avoir trouvé grâce aux yeux des jeunes générations, incapables de faire la part des choses. 

Une polémique récurrente

A l’origine, en Amérique, le « blackface » consistait à se noircir le visage d’une manière grotesque à des fins de caricature. Mais faire le lien entre cette pratique très circonscrite géographiquement et historiquement et les maquillages de notre bon vieil opéra européen relève soit de la mauvaise foi, soit de la stupidité. A l’opéra, l’usage du fond de teint marron est un élément de costume et destiné à coller au plus près de la vérité du personnage, la couleur de sa peau faisant partie intégrante de son histoire et de sa personnalité. On garde l’image de Placido Domingo dans le film Otello de Zeffirelli, dont la peau sombre formait un contraste si frappant avec la complexion de marbre de la belle Desdemone de Ricciarelli…

En fait, toute cette polémique, exacerbée par les réseaux sociaux, n’est née que de l’importation absurde de traumatismes historiques typiquement américains et d’une problématique raciale qui n’a absolument pas sa place sur nos scènes lyriques européennes.

Quelle serait donc la solution pour ces anti-racistes ? Faudrait-il élaborer les castings en fonction du taux de mélanine des chanteurs  ? On imagine le cauchemar des directeurs, condamnés à trouver uniquement des Japonaises pour Butterfly, des Chinoises pour Turandot, des Sri-lankais pour les Pêcheurs de Perles… et pourquoi pas des nains pour les Nibelungen, tant qu’à continuer dans l’absurdité. On pourrait alors rappeler que les compositeurs ont écrit pour des couleurs de voix et non pour des couleurs de peau… 

L’autre solution est donc d’abandonner l’idée même de réalisme. En l’état actuel de la mise en scène d’opéra, cela ne semble guère un problème. Les metteurs en scène redoublent de toute façon d’ingéniosité pour s’éloigner le plus possible des livrets. Ils font des « propositions » bien plus subtiles que le banal respect de la vérité historique. Lotte de Beer n’a eu aucun problème pour contourner l’écueil du « blackface » à l’Opéra de Paris l’an dernier : il lui a suffi de transformer Aida en… marionnette. Et puis, à quoi bon peindre en noir un Otello en costume cravate ? Il est donc fort probable que sous la pression conjointe du Regieteater et du diktat des minorités, cette « immonde » pratique en vienne à disparaître d’elle-même.

Les Arènes de Vérone promettent de prendre en compte sérieusement cette question lors de l’élaboration de leur nouvelle production d’Aida l’an prochain… Cèderont-ils ? Affaire à suivre. Mais, dans tout cela, on parle bien peu d’art et de musique. On me murmure pourtant à l’oreille que la prestation d’Anna Netrebko en Aida, même peinte en noir, était absolument sublime…

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