Un Auvergnat à Paris et,Moi, je suis Bistro par Th. Morales

De l’Échelle de Jacob au Théâtre des Deux Ânes, Jacques Mailhot nous raconte sa vie de chansonnier dans la nuit parisienne.


Méfiez-vous des humoristes qui portent des costumes croisés et la rosette au revers de leur veston, ce sont les plus corrosifs du genre. Ces grands fauves du cabaret sont en voie d’extinction. Il n’en reste plus qu’un seul dans la capitale. Sous cloche. Amidonné et replet. L’œil qui frise et la répartie fracassante. Jamais avare d’une saillie drolatique. Ne résistant pas à gratter le ridicule de nos contemporains pour provoquer des rires en cascade. Il s’appelle Jacques Mailhot. Il est le propriétaire et l’ambianceur en chef du Théâtre des Deux Ânes (100, boulevard de Clichy) depuis 1995.

Discret, poli, urbain, facétieux, ce garçon né en 1949 à Riom qui a été nommé président de la Fondation Varenne n’attire pas les foudres des réseaux sociaux par une conduite déplacée ou des excès de langage. Il n’a jamais fait la Une de Voici et n’a jamais enfilé un survêtement de sa vie. Il ne vient pas d’une cité de banlieue mais d’une sous-préfecture du Puy-de-Dôme. On se croirait dans Les Copains, le roman de Jules Romains. Mailhot a la pudeur de ne pas exprimer ses opinions et ses tracas personnels ce qui pour un artiste est une gageure et un honneur. Il ne brigue aucun mandat, c’est assez cocasse de la part d’un homme qui a reçu toute la classe politique française dans ses très nombreuses émissions radiophoniques. Il réserve ses piques à la scène et à la moiteur des studios.

Il fait commerce de bons mots et d’esprit comme le boulanger pétrit sa pâte. Il fuit le voyeurisme et la vulgarité d’une époque qui chérit une transparence malsaine. Il ne se déboutonnera pas sur les plateaux de télévision pour faire grimper l’audimat. Il possède la double nationalité parisienne et auvergnate. C’est le plus provincial des montmartrois ou le plus parigot des clermontois, au choix. Il semble sortir d’un congrès du CNPF ou d’un politburo rad-soc. Il impose un style bourgeois et bonhomme à la fois. Son anachronisme est salutaire. Il a la rondeur d’un personnage de Jacques Faizant et la fantaisie d’une chronique d’Alexandre Vialatte dans La Montagne. Il brouille les cartes électorales d’un humour tout tracé, tout nivelé, tout balisé. Il ne veut surtout pas faire jeune, ni dans le coup. Son absence de méchanceté en devient suspecte. Il n’a pas la grosse tête. Il fume pourtant le cigare cubain, sa seule allégeance au marxisme latin. Et il conduit vite des voitures de sport ; bien qu’élevé par les pères maristes, il glorifie un certain Enzo de Modène. Il aime les restaurants gastronomiques, Dino Risi et les grands crus.

Aujourd’hui, un comportement aussi déviant et inapproprié serait sanctionné médiatiquement. Au contraire, il vient de signer plus de 500 livres à la dernière Foire de Brive. Les Tesson, Nothomb et Lévy le regardaient de travers. Vous pourriez, à la limite, le soudoyer en lui servant une volaille de Bresse cuisinée par le regretté Bernard Loiseau. Les humoristes sachant saucer auront toujours toute notre estime. Jacques Mailhot publie Sourire(s) en coin, ses mémoires de chansonnier aux éditions de Borée avec la complicité de Caroline Pastorelli. Il y tient à cette appellation un peu vieillotte et compassée, vite remisée au rayon des congrès d’entreprise et des cars de retraités.

Le chansonnier n’a rien de poussiéreux. Cet amuseur délicat dégaine des textes pour divertir sans outrager, moquer sans ricaner, croquer sans instrumentaliser, caricaturer sans salir. Cette forme de jeu littéraire tend à disparaître au profit de la vanne sous la ceinture. Á l’uppercut graveleux ou au scud trop facilement écrit, Jacques Mailhot, dans la tradition des moralistes grinçants, préfère la belle phrase élancée et taquine. L’ornementation fleurie et le mot détourné, voilà sa recette. Une construction habile pleine de sous-entendus qui flirte avec la limite sans la dépasser, qui pousse l’irrévérence en un art subtil de la conversation, qui chahute la bien-pensance sans se prendre au sérieux.

Le chansonnier fait sonner l’actualité politique en une batterie de casseroles spirituelles. « L’école du music-hall et du cabaret vous blinde, c’est une école formidable. J’y ai appris tant de choses qui me servent encore aujourd’hui dans mon métier… Les artistes devraient tous faire du cabaret », précise-t-il dans ce merveilleux livre de souvenirs et de compagnonnage. On remonte à l’origine de sa « vis comica », dans une famille de fervents gaullistes qui roulent en DS. Le titulaire d’un « Bac 1968 » se prédestinait aux métiers du cinéma, il fit même un stage sur les tournages de L’Enfant sauvage de Truffaut et de Grand Prix de Frankenheimer. Mais, c’est à L’Échelle de Jacob dans le VIème arrondissement qu’il va goûter au frisson du spectacle vivant. Il n’a que 22 ans et y fera des rencontres inoubliables, « Des Frères ennemis » à Marie-Paule Belle en passant par Fernand Raynaud.

Ces mémoires valent pour les dizaines d’anecdotes racontées sur le ton de la confidence et sans perfidie aucune. Mailhot n’est jamais amer. Cet homme heureux sait reconnaître le talent quand il toque à sa porte avec Laurent Ruquier ou Laurent Gerra. De « L’Oreille en coin » aux « Grosses Têtes », il a navigué en père peinard de la Vème République. Et puis, quel plaisir de revoir Lino Ventura sur une étape du Tour de France, de participer à un dîner chez Gaston Deferre avec Edmonde Charles-Roux, de partager la bonne humeur et l’érudition d’Henri Krasucki, Le Luron, Jean Amadou, Jean-Claude Brialy, Jean Yanne, l’Amiral Kersauson ou de Giscard qui lui porta chance tout au long de sa carrière. Laissons à Philippe Bouvard le soin de conclure cette chronique : « Les gouvernements passent, il reste, Jacques Mailhot ».

 

 

 MOI, JE SUIS BISTRO PAR TH. MORALES

Près de 500 pages à se damner dans le Bistrotier, livre du savoir « bien manger et bien boire » écrit par Stéphane Reynaud aux éditions du Chêne


Certains relisent Proust pour accepter la vacuité des temps modernes, moi, je choisis en ce début du mois de novembre, le Bistrotier, gros pavé, aussi épais qu’une côte de bœuf charolaise, rédigé par Stéphane Reynaud et illustré par l’artiste photographe Marie-Pierre Morel. Ses clichés sont juteux à souhait, le persillé des viandes qu’elle saisit sous son objectif vous fait du gringue dans l’assiette ; quant aux terrines, splendides de poésie agraire, tableaux naturalistes où le gras et le maigre s’harmonisent dans des tonalités automnales, leur rendu visuel a une sorte d’éclat crouté aux reflets mordorés qui appelle une mastication heureuse, mes mâchoires en claquent d’avance, je ne m’appartiens plus, je cède au péché de la gourmandise.

Je me demande si le Bistrotier, livre qui ravive « l’esprit bistrotier à la maison » n’est pas ce que j’ai lu de plus sensuel et déchirant, de plus salutaire et merveilleux, de plus profondément humain et désintéressé, depuis une vingtaine d’années.

Dernier témoin de notre civilisation

Je me demande si le Bistrotier, livre qui ravive « l’esprit bistrotier à la maison » n’est pas ce que j’ai lu de plus sensuel et déchirant, de plus salutaire et merveilleux, de plus profondément humain et désintéressé, depuis une vingtaine d’années. Nous sommes à la fois chez Virgile et chez Rabelais, dans un dessin de Sempé ou un film de Sautet. Il y a dans ce recueil ménager, une forme d’abandon et d’exil intérieur qui en dit bien plus sur notre résistance aux fossoyeurs du « bien manger » que la lecture laborieuse des autofictions faisandées et victimaires de la rentrée littéraire. D’abord, vous compulsez ce Bistrotier 

 distraitement, le regard furtif, sans vous rendre compte que le zinc et les nappes blanches sont les derniers témoins de notre civilisation la plus évoluée. Et puis, vous vous arrêtez sur quelques plats de votre enfance, et là, entre les rillettes de cochon et la salade de museau, vos yeux commencent à briller, votre ventre crie famine, votre langue appelle au secours, vous avez faim.

Tripes, rognons, cervelles d’agneau

Dès la première page de son roman La Mandarine paru en 1957, Christine de Rivoyre écrivait cette phrase demeurée célèbre : « Au bout de dix ans de mariage une femme ne devrait pas avoir envie de manger après l’amour, mais moi, Séverine, j’ai envie, et c’est une sensation que je recherche, que je choie… ». Le goût du bon et de l’éternel ne trompe pas. Toutes ces entrées ventrues, ces cochonnailles pimpantes, ces pièces de boucher maturées, ces plateaux de l’écailler à l’équilibre instable et ces desserts d’enfance sont le miroir de notre culture bistrotière, à la croisée des mères lyonnaises, des brasseries parisiennes au brouhaha chantant et des producteurs responsables.

Dans ce Bistrotier, il y a la France des éleveurs, des vignerons, des cuisiniers, des maraîchers, des boulangers, des ostréiculteurs, de tous les ordonnateurs d’un bien-être salvateur. Sans eux, nous aurions déjà viré dans une virtualité suicidaire. Aller au bistrot pour mordre dans un véritable jambon-beurre au comptoir ou s’attabler devant une saucisse de Toulouse/purée est une parenthèse enchantée dans la journée d’un travailleur, dommage que ce soit le plus souvent un luxe, ça devrait être un droit fondamental, une avancée sociale réclamée par les syndicats, une exigence républicaine. Car on ne s’y rend pas seulement pour se nourrir dignement, mais aussi pour écouter les conversations voisines, repousser les emmerdements de la matinée, nous extraire de notre solitude et partager enfin une heure de notre vie avec des inconnus, une heure qui ne serait pas soumise à une rentabilité immédiate et obscène, une heure où la parole serait libre et les cuissons précises. Notre citoyenneté en sortirait grandie.

Alors, quand le moral flanche, quand l’essence vient à manquer et que l’actualité est tout simplement d’une dégueulasserie sans nom, on aspire à quelques minutes de répit autour de recettes fédératrices. Pour se souvenir et communier sur l’autel d’une gastronomie humaniste. Dieu que c’est beau, un bistrot qui sert du fromage de tête ou des gougères sauce Mornay, j’y vois la main experte du charcutier et la virtuosité du maître-saucier. Ces gestes de fraternité concourent à notre cohésion nationale. Ne cherchez pas ailleurs les ferments de notre « vivre ensemble », il se trouve à midi dans des établissements qui respectent encore la provenance des produits, la saisonnalité et la maîtrise du feu. Devant ces goûts immémoriaux, notre mémoire n’a rien oublié. Face à un œuf mollet, je mets un genou à terre.

Nous entrons dans le mois des abats, le Bistrotier, nous parle des tripes, des rognons aux châtaignes ou de la cervelle d’agneau, avec des mots simples, sans affèterie, sans ostentation, sans instrumentation, sans calcul politique, juste parce que leur texture et leur empreinte gustative nous procurent des émotions bien supérieures à la grande littérature. Je ne me remets pas encore de la photo (page 237) d’un gros salé, de ses lentilles du Puy, de ses rondelles de saucisson, de son échine de porc et de sa poitrine fumée, nous atteignons-là des sommets d’érotisme culinaire.

 

 

 

 

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